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À l’occasion de la commémoration des cinquante ans de l’assassinat de Patrice Lumumba, nous republions ici une interview de sa veuve Pauline, réalisée par feu Siradiou Diallo dans le J.A. n° 1239, daté du 3 octobre 1984. Où l’on voit que vingt-quatre ans après la disparition du héros national zaïrois, elle se démarquait clairement de ceux qui tuaient en son nom, se réclamant de lui.
Drapée dans un pagne coloré et une ample camisole assortie, cette petite femme rondelette, mère de trois enfants, passerait aujourd’hui inaperçue dans n’importe quelle ville au sud du Sahara. Cheveux tressés à l’africaine, voix basse, gestes lents et mesurés, avec sa démarche traînante et son air aussi timide qu’effacé, on la prendrait pour une quelconque ménagère déambulant dans les artères de « la Cité» à Kinshasa.
Et pourtant, ce n’est pas n’importe qui, cette femme née il y a quarante-huit ans à Wemba-Nyama, petit village de la sous région du Sankuru dans la province zaïroise du Kasaï oriental. Pauline est de ces êtres qu’une brusque accélération de l’histoire devait, du jour au lendemain, projeter sur le devant de la scène. Tout simplement, parce qu’elle était l’épouse d’un grand homme. En l’occurrence Patrice Lumumba, héros national du Zaïre, symbole et victime de la lutte pour l’indépendance de l’Afrique.
De ces tragiques événements du début des années soixante, notre interlocutrice se souvient comme s’ils s’étaient passés hier. Ainsi, lorsqu’elle évoque l’évasion de Kinshasa, un soir de septembre 1960, vers le crépuscule. Vêtu d’une tenue d’officier de l’armée guinéenne, son mari était sorti de la résidence des anciens gouverneurs belges, en bordure du fleuve, entouré de soldats ghanéens et guinéens – qui faisaient alors partie des troupes de l’ONU. Mais lorsque, avec son fils Roland qu’elle portait sur le dos, elle le rejoignit un peu plus tard hors de la ville, l’ancien Premier ministre portait un costume civil.
Ils s’engouffrèrent tous les trois dans une voiture conduite par un ami politique et faisant partie d’un convoi. Direction : Stanleyville (actuelle Kisangani), siège du gouvernement sécessionniste regroupant les lumumbistes. Point de ralliement qui ne sera, hélas, jamais atteint. L’équipée du leader du MNC (Mouvement national congolais) devait s’achever sur la rivière Lodi, aux confins du Kwilu. Où le petit bateau à moteur à bord duquel il avait pris place avec sa femme et son fils fut arraisonné en pleine nuit par une patrouille militaire.
« Nous fûmes sauvagement battus, mon mari, mon fils et moi », raconte Pauline après un soupir qui en dit long sur l’enfer qu’elle a vécu ce jour-là. Etroitement ligotés, Lumumba et ses compagnons furent embarqués dans des véhicules militaires qui les conduisirent à vive allure jusqu’à Port Francqui (actuelle Ilebo), d’où un avion piloté par des Blancs les transférèrent à Kinshasa. C’est là que notre héroïne vit pour la dernière fois son époux, puisqu’elle apprenait le 21 février 1961, donc quelques mois plus tard, la disparition de celui-ci.
« Mon mari a été tué par les forces du mal »
Qui, lui avons-nous demandé, rend-elle responsable de la mort de l’homme de sa vie ? « Je n’en sais rien », a-t-elle répondu après un long silence entrecoupé d’un soupir énigmatique. Et comme nous insistions, elle a fini par lâcher : « Mon mari a été tué par les forces du mal. » Mais qui se cache derrière ces forces du mal : Tshombé, Monongo ? « Je ne suis pas capable de l’affirmer », consent-elle à dire.
Au lendemain de ce crime odieux, la jeune veuve gagne Kisangani où les partisans de son défunt mari font de leur mieux pour la consoler. Mais elle ne va pas rester longtemps dans la capitale de la rébellion. A quelque temps de là, en effet, le président égyptien Garnat Abdel Nasser lui envoie un avion qui l’emmènera au Caire avec ses enfants. « C’était, se souvient-elle, la première fois de ma vie que je quittais le Zaïre. » Après une escale technique à Athènes (Grèce), c’est une Pauline tout de noir vêtue et émue jusqu’aux larmes qui débarque à l’aéroport du Caire. Où, à son grand étonnement, elle est chaleureusement accueillie par une foule nombreuse à la tête de laquelle se trouve le gouvernement égyptien au grand complet, Premier ministre compris …
Logée dans une élégante villa du quartier résidentiel de Zamalek, en plein centre du Caire, la veuve Lumumba est encore plus surprise d’y recevoir dès le lendemain de son arrivée, la visite du président. « Après m’avoir souhaité la bienvenue, le chef de l’État égyptien Nasser, visiblement très touché par ce qui m’était arrivé, dit “Vos souffrances sont celles de toute l’Afrique. La mort de votre mari est un deuil pour tout le Continent. Car il était le porte-drapeau de l’indépendance africaine” » Et de lui donner l’assurance que le gouvernement égyptien prendrait en charge la famille, y compris les frais de scolarité des enfants – dont François Lumumba, né d’une autre mère. Cette prise en charge se poursuit de nos jours, du moins tant que les intéressés se trouvent en Égypte…
L’illustre pensionnaire vivra ainsi au Caire jusqu’en 1967, date à laquelle elle regagne son pays à la suite de nombreuses et discrètes tractations menées entre les gouvernements égyptien et zaïrois le président Mobutu s’étant personnellement porté garant de la sécurité de la veuve, Nasser la laisse partir, non sans avoir insisté pour garder les enfants. Ne serait ce que pour leur permettre de poursuivre leurs études.
« Je suis persuadée que le président ignore ma situation »
Arrivée à Kinshasa, Pauline est bien reçue par le chef de l’État zaïrois. Durant quatre mois, elle habite, tous frais payés, dans une villa de la Cité de l’OUA. Puis, le président Mobutu lui propose de déménager dans un quartier de son choix : Gombe, Binza ou Limete. Elle préfère la villa personnelle de son mari, boulevard du 30-Juin. Bien qu’occupée par un dignitaire, en l’occurrence le président du Sénat, la maison lui sera restituée, non sans avoir été remeublée aux frais de l’État.
C’est là qu’elle va vivre, toujours grâce à l’aide du président Mobutu, jusqu’à sa sortie du pays « pour raisons de santé ». Mais, à supposer que ce départ s’explique par des causes réellement médicales, n’a-telle pas été récupérée par l’opposition zaïroise au point de se retourner contre le régime de Kinshasa ? « Pas du tout », réplique Pauline Lumumba d’un air indigné. « Non seulement je ne fais pas de la politique, poursuit-elle d’un ton catégorique, mais je ne vois pas pourquoi je m’opposerais au président Mobutu. »
Et d’affirmer que l’actuel chef d’Etat zaïrois est « un dirigeant nationaliste qui poursuit l’œuvre de Patrice Lumumba. » Elle ajoute, irritée : « Jamais, vous entendez – jamais ! – je n’ai été mêlée de près ou de loin aux activités de ceux qui se réclament à tort du nom de mon mari. » Elle précise : « Ceux qui organisent des attentats à Kinshasa où ils font exploser des bombes qui détruisent des biens matériels et des vies humaines, tout en prétendant le faire au nom de mon mari, cherchent plutôt à salir son nom. ».
Mais pourquoi se réfugie-t-elle à l’étranger, alors qu’elle reconnait elle-même que le chef de l’Etat zaïrois avait matériellement tout prévu pour qu’elle vive à Kinshasa ? Après avoir longtemps hésité, Pauline Lumumba répond, l’air gêné et quelque peu sur le ton de la confidence : « Après en avoir fini avec mes soins médicaux, j’ai quelques problèmes matériels pour le règlement desquels j’ai d’ailleurs tenté à plusieurs reprises d’approcher le président Mobutu. En vain. Tout se passe comme si certains, dans son entourage, voulaient faire barrage. J’ignore pourquoi… Mais je suis persuadée que le président ignore ma situation. »
Nous lui avons demandé, à la fin, pourquoi elle ne s’est pas remariée, alors que le décès de son époux ne fait pas de doute. Surprise et étonnée, elle a laissé tomber : « Lorsqu’on a vécu avec un homme comme Patrice, on n’a aucune raison de vouloir vivre avec un autre. » Bel hommage.
Par Jeuneafrique