Tag: Littérature

  • [Du côté de chez Mandela] Wally Serote, poète officiel

    [Du côté de chez Mandela] Wally Serote, poète officiel

    Connaissez-vous Carol Ann Duffy (Grande-Bretagne), Tracy K. Smith (Etats-Unis), Georgette Leblanc (Canada) ou Naomi Perquin (Pays-Bas) ? Toutes sont « poètes laurés » de leur pays. Nommées pour des périodes plus ou moins longues, ces jeunes femmes sont invitées à écrire un poème à l’occasion d’un événement important.

    L’Afrique du Sud démocratique a adopté cette coutume, héritée du Saint Empire germanique. Jusqu’à présent, le gouvernement de Pretoria n’a désigné comme « poet laureate » que des auteurs blanchis sous le harnais, tel le barde zoulou Mazisi Kunene (2006), le doux guérillero Keorapetse Kgositsile (2018), et tout récemment Wally Mongane Serote, né en 1944.

    Le visage buriné de Serote dévoile la vie difficile qui fut la sienne, comme si ses rides profondes cachaient des années de colère. Il a tout connu, depuis sa naissance dans le quartier bientôt rasé de Sophiatown : la ségrégation, l’arrestation, le confinement solitaire. Dans sa jeunesse il est séduit par les thèses de la Conscience noire de Steve Biko. Grâce à une bourse Fulbright, il obtient un diplôme de l’université de Columbia, mais sera contraint à l’exil. Il rejoint l’ANC et travaille dans plusieurs pays différents.

    A son retour au pays, en 1990, l’ANC le nomme responsable pour les questions culturelles. Je me souviens de son entrevue avec une délégation française chargée dès 1992 de nouer des contacts : d’un ton soviétique, Wally avait souligné l’importance des arts dans l’émancipation du peuple, laissant pantois son auditoire.

    Depuis, après un mandat de député, il a beaucoup évolué. Il a disparu deux ans pour devenir sangoma, c’est-à-dire un guérisseur traditionnel. A ses amis blancs, dont Nadine Gordimer, il détaillait la part de psychologie qui entre dans le jet des osselets et les vertus réelles des plantes médicinales.

    Le site officiel garant du « Label Afrique du Sud » présente une liste des 31 livres que tout Sud-Africain devrait lire. Dans cette prestigieuse sélection figure le roman To every birth its blood, écrit en 1981 par Wally Serote (traduit en en français sous le titre Alexandra, mon amour, ma colère, par Christine Delanne-Abdelkrim). A juste titre, car en prenant comme modèle le township d’Alexandra, imbriqué dans Johannesburg, l’auteur décrit l’apathie des victimes de l’apartheid, progressivement secouées par les révoltes et la violence sous toutes ses formes.

    En revanche, ses romans suivants m’ont paru plus touffus, moins ancrés dans le vécu. Gods of Our Time en 1999 fait intervenir de nombreux personnages au temps de l’état d’urgence, se demandant comment quitter le pays pour poursuivre le combat. Scatter the Ashes and Go, en 2002, traite du retour peu idyllique d’anciens guérilleros. Rumours, en 2012, se noie dans de longues considérations politiques. Keke, ancien commandant pendant la guerre de libération, se sépare de son épouse et sombre dans la misère. Alors que les filles de ses connaissances se font exclure de leur école pour un Rainbow Act (fellation en groupe), il se fait tabasser en voulant conserver son bout de trottoir. Une jeune Sahélienne l’emmène dans un Mali à peine esquissé, pour des discussions sur le rôle des ancêtres. De retour à Johannesburg, Keke se réconcilie avec son épouse, ses ancêtres et sa famille. Le roman en appelle à une Renaissance africaine, meilleure que la Renaissance européenne, qui était fondée sur l’esclavage.

    Ces dernières années, Serote a piloté la mise en route du Freedom Park à Pretoria. Ce jardin se veut un parcours historique et philosophique, face au massif Voortrekker Monument, glorifiant la saga des pionniers boers.

    Son emploi de poète lauré, tout compte fait, lui convient bien, car c’est dans ce genre qu’il excelle. André Brink s’en inspira pour titrer son roman (Prix Médicis étranger 1980), et bien d’autres vibrèrent en lisant ce poème que Wally Serote dédia à Don M., assigné à résidence.

    C’est une saison blanche et sèche

    les feuilles brunies ne durent pas, leur vie brève se dessèche

    et le cœur brisé, elles plongent doucement vers la terre

    en ne saignant même pas

    C’est une saison blanche et sèche mon frère

    les arbres seuls connaissent la douleur, qui se dressent encore

    secs comme l’acier, leurs branches sèches comme du fil de fer

    c’est vrai que la saison est blanche et sèche

    mais les saisons finissent par passer


    Traduction Katia Wallisky

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  • [Du côté de chez Mandela] Magique Mashigo

    [Du côté de chez Mandela] Magique Mashigo

    La jeune Marubini s’entend bien avec sa mère qui a la main verte, sa grand-mère qui a son franc-parler, son frère qui a un bon coup de crayon et son petit ami Pierre, métis franco-camerounais et chef cuisinier de son état. Elle commercialise du vin dans la région du Cap. Mais elle est sujette à des crises qui pourraient être épileptiques et déclenchent des visions. Elle se blesse durant une de ces transes. Son entourage croit qu’elle veut mettre fin à ses jours.

    Petit à petit, Marubini traque la cause principale de son trouble. Son père adoré était un sangoma – guérisseur traditionnel – à Soweto. Elle accepte mal sa disparition. Est-il mort engoncé dans un pneu en flammes ? S’est-il fait tabasser à mort par des nervis de l’Inkatha ? Elle finit par communiquer avec lui et obtient des réponses partielles : les ancêtres ont soulagé l’homme de son fardeau, mais lui ont ordonné de ne jamais revenir parmi les siens.

    Ce qui séduit dans ce roman bien léché*, c’est le mélange entre une vie quotidienne enlevée et un monde magique esquissé. La lecture est facilitée par une typographie différente, selon que l’on aborde l’enfance de l’héroïne ou sa vie d’adulte.

    Chaque personnage cherche à se reconstruire. La mère se lance dans des pépinières à Soweto, puis à Orange Grove. Le frère dessine des scènes qui s’avèrent prémonitoires. L’ensemble de l’ouvrage n’est pas larmoyant. Au contraire, un zeste d’irrationnel et des touches d’humour donnent à ce roman une saveur bienvenue. Marubini arrive lentement à concilier son passé traditionnel (adolescente, elle a été initiée) et son immersion dans le monde trépidant de Johannesburg au XXIe siècle. Elle donne à son bébé un prénom curieusement présenté comme camerounais.

    Tout au plus peut-on reprocher le souci, fréquent chez les écrivains sud-africains, de rendre compte de la diversité linguistique dans les dialogues contemporains. Dans un pays qui compte onze langues officielles, sans parler des argots urbains, ajouter un glossaire en fin d’ouvrage ne serait pas un luxe.

    Née Carol Mashigo en 1983 à Soweto, l’auteure est aussi animatrice de radio. Elle compose et chante sous le nom de Black Porcelain. Elle se décrit d’abord comme une conteuse, et explique avoir voulu se soigner en écrivant son roman. Le manuscrit a été rejeté à maintes reprises. Sa mère, n’ayant jamais perdu foi dans le talent littéraire de sa fille, organisait des préachats du livre dans sa paroisse.

    Finalement publié, l’ouvrage a reçu le prix du premier roman à l’Université de Johannesburg en 2016.

    Mohale Mashigo a commencé à écrire parce qu’elle ne trouvait pas grand-chose qui lui parle dans la littérature actuelle. Pas étonnant que ses modèles soient Alice Walker (Colour Purple) et l’excellente auteure de Nervous Conditions, la Zimbabwéenne Tsitsi Dangarembga. Elle aussi dispose de beaucoup de cordes à son arc : dramaturge, cinéaste, universitaire. Traduit en français sous le titre A fleur de peau (Albin Michel, 1991), son roman avait été distingué par le Prix du Commonwealth. Il renvoyait aux thèses de Frantz Fanon, soulignant les souffrances psychiques d’être une femme dans un univers machiste et colonial.

    Black Porcelain murmure à l’oreille de son aînée que l’on peut se reconstruire. Avec courage, avec l’appui des autres, avec le sourire et un brin de magie.


    *Mohale Mashigo, The Yearning, Picador Africa, 2016

    Avis au futur traducteur / traductrice : en français, yearning signifie aussi bien la nostalgie que l’aspiration ou que le désir ardent. Choix délicat.

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  • [Du côté de chez Mandela] Joburg, capitale africaine de la culture

    En accueillant un monumental musée d’art moderne en 2017, la ville du Cap a frappé fort. Taillé dans d’anciens silos au bord du Waterfront, le spectaculaire MOCAA (Museum of Contemporay Art Africa), financé par le patron de Puma, Jochen Zeist, offre enfin à l’Afrique un site de classe mondiale. Pour autant, il en faudra beaucoup plus pour détrôner Johannesburg de sa position de capitale culturelle du continent.
    C’est en effet vers la ville de l’or que lorgnent dans leur majorité les jeunes créateurs d’Afrique. La concentration des télécommunications, des médias, de la capitalisation boursière a suscité également un mélange des cultures, propice aux débats et au développement de l’art. Nolens volens, la mégapole qu’on appelle Egoli, Joburg ou Jozi est un aimant puissant.
    Déjà, le lieu attire les superlatifs. Il y a deux milliards d’années, une énorme météorite a laissé le plus grand cratère d’impact sur Terre dont le rebord jouxte Soweto. La ville tangente aussi un site hors du commun, celui de Sterkfontein où l’on a découvert 40% des fossiles hominidés de la planète. Est-il vraiment le berceau de l’humanité ? Les indices sont nombreux en ce sens, à commencer par beaucoup de nos vieux ancêtres, comme Mme Ples, Little Foot et tout récemment Karabo (austrolopithecus sediba).
    C’est dans un paysage de savane à peine arborée que la ville est née hier matin, en 1886. Johannesburg n’a pas de fleuve, mais une fabuleuse rivière souterraine, un filon d’or. La forte teneur en métaux du sous-sol explique pourquoi la ville est la plus foudroyée au monde. Ses habitants n’ont pas lésiné pour modeler le paysage. Vu de haut, on aperçoit un incroyable moutonnement d’arbres, au point que la conurbation formée avec Pretoria constitue à ce jour la plus grande forêt artificielle au monde. Par une ironie de l’histoire, on se perd en conjectures sur le Johannes qui a donné son nom au lieu.
    A l’occasion des Saisons Afrique du Sud-France (2012-2013), un excellent guide bilingue français-anglais a vu le jour*, accompagnant l’exposition My Joburg à la Maison rouge à Paris. On y apprend au passage qu’il faut broyer une tonne de roche pour trouver 4 grammes d’or, captés ensuite par une solution de cyanure… Cette terre montée à la lumière n’est pas sans charme. L’évêque Trevor Huddleston a même trouvé certains soirs de la beauté aux terrils jaunes, sans comparaison avec les crassiers d’Angleterre.
    Le livre, qui a fait appel aux écrivains Niq Mhlongo et Ivan Vladislavic, et a mobilisé toute une équipe d’amoureux d’art, brosse un tableau très attractif de la scène artistique. Johannesburg sait récupérer des friches commerciales pour en faire des centres artistiques, voire des quartiers entiers pour leur redonner vie.
    C’est précisément à Maboneng Precinct, un pâté de maisons réhabilitées, que William Kentridge a établi son atelier. L’artiste aux multiples talents fait partie des vingt artistes les plus cotés au monde. Il a commencé par des scènes de townships au fusain pour passer ensuite au dessin animé en noir et blanc, puis aux décors d’opéra, aux marionnettes (on se souvient d’Ubu et la Commission Vérité à Avignon en 1997) et aux installations vidéos (sa fanfare macabre a résonné dans la Grande Halle de La Villette en 2017). Il a une qualité supplémentaire : il est francophone grâce à des études à Paris dans sa jeunesse. Depuis son exposition au Jeu de Paume en 2010, il poursuit un dialogue sur la création artistique avec son ami Denis Hirson (Footnotes for the Panther, Jacana) sur lequel nous reviendrons.
    Le guide montre l’attraction internationale exercée par Johannesburg sur des artistes de la région. La sculpturale Billie Zangewa (et ses broderies géantes) vient du Malawi ; Kudzanaï Chiurai (et ses scènes spectaculaires du Zimbabwe) ; Dorothee Kreutzfedt (et ses personnages esquissés) de Namibie ; Serge Alain Nitegeka (et ses gigantesques chevaux de frise) du Burundi.  On trouve des artistes venus de France (Delphine de Blic), d’Allemagne et d’ailleurs.
    Johannesburg et ses transformations offrent un terrain de choix pour la photo. Ce blog a déjà mentionné Zanele Muholi, et le regretté David Goldblatt, disparu peu après. My Joburg offre la possibilité d’approcher d’autres valeurs sûres, comme Guy Tillim, Santu Mofokeng, Sam Nhlengethwa, Michael Subotzky et Jodi Bieber.
    La ville inspire aussi les naïfs qui la rêve, tel Titus Matiyane, ou ceux qui lui consacrent des affiches subversives, comme Lawrence Lemaoana ou Brett Murray.
    Je garde pour la fine bouche le travail de Mary Sibande. A l’occasion des saisons France-Afrique du Sud, elle était venue exposer au MacVal dans le Val-de-Marne. Dans une démarche visant à rendre justice à sa domestique de mère, elle présente toujours une femme africaine en posture glorieuse, habillée dans une robe somptueuse.
    My Joburg a une vertu supplémentaire, il stimule ceux qui s’intéressent à l’art africain. Ainsi, en 2017, la Fondation Louis Vuitton a exposé un bon nombre d’artistes que nous venons de mentionner.

    My Joburg, guide de la scène artistique, Maison rouge, 2013
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  • Le roman polyphonique d’Aminata Aïdara: attention talent!

    Le roman polyphonique d’Aminata Aïdara: attention talent!


    Par
    Tirthankar Chanda

    Publié le 30-10-2018
    Modifié le 30-10-2018 à 23:23

    Aminata Aïdara est italo-sénégalaise. Elle partage sa vie entre Paris, Dakar et Rome. Anthropologue, organisatrice d’événements culturels, mais avant tout écrivain, elle vient de publier un remarquable premier roman, aussi lyrique qu’intelligent.

    Je suis quelqu’un est le premier roman d’Aminata Aïdara. Ce n’est pas un roman comme les autres. Est-ce vraiment un roman ? Sans doute pas dans le sens que donnaient à ce genre Balzac ou Dickens. Le roman d’Aïdara est plus proche du « stream of consciousness » à la Joyce qui, à travers le déroulement d’une pensée spontanée, charriant les dérélictions et les insécurités du quotidien, remonte à la source de la conscience. Celle de l’auteur, mais généreusement fictionnalisée en partant de sa condition de femme métisse, plurielle, riche de sa double culture qui est aussi une douleur, une souffrance.

    Née de père sénégalais et de mère italienne, la jeune romancière a grandi en Italie. « Il y avait dans la maison beaucoup d’affection et beaucoup de livres, car mon grand-père italien était un grand lecteur, ma mère aussi », raconte-t-elle. La lecture est dans le sang et comme de la lecture à l’écriture, il n’y a qu’un pas, elle l’a franchi allègrement en publiant ses premiers poèmes à l’âge de 14 ans.

    Or si la jeune femme est entrée dans la littérature par les portes de la poésie, les premiers livres qu’elle publie sont en prose: un recueil de nouvelles en italien en 2014 La ragazza dal cuore di carta (« La Fille au cœur du papier »), puis ce beau roman Je suis quelqu’un, qui relève autant de la saga familiale que de la quête de soi à travers une multitude de signes et de songes postcoloniaux.

    De lourds secrets familiaux

    « J’écris comme dans un rêve », aime dire la primo-romancière. Tout commence dans ce récit par un rêve, un souvenir d’enfance. La protagoniste se souvient d’avoir entraperçu une nuit deux nourrissons dans la vaste maison familiale de Dakar où elle a grandi, entourée de ses sœurs, de sa mère et de ses grands-parents. Toute sa vie, Estelle a été hantée par ce souvenir, mais chez elle, il ne sera plus jamais question de nourrisson. Jusqu’au jour, le jour de ses 26 ans, son père lui révèle, l’existence du « fils illégitime   de sa mère, mort dans son berceau.

    « Quelque part à Paris, une fille appelée Estelle rencontre son père. En le regardant s’approcher, le visage fermé, elle comprend qu’il n’y aura pas de cadeau d’anniversaire. (…) Avant de rentrer dans le bar, les deux se sourient à peine. Ils se font la bise. Son père inspire profondément et, sans aucun « comment tu vas » ou « comment je vais », il annonce : « Ta mère a eu le courage de me faire un enfant dans le dos. Avec un autre homme. Et certainement…  » C’est ainsi que commence le livre d’Aminata Aïdara, in medias res, bruissant de lourds secrets familiaux dont le lent éclaircissement constitue le fil d’Ariane de son intrigue.

    Tiraillés entre ici et ailleurs

    Si le récit familial tient une place importante dans Je suis quelqu’un, il serait injuste de réduire ce livre à cette seule composante de son intrigue. Le dévoilement du secret est un prétexte pour Aminata Aïdara de raconter la complexité du monde contemporain qu’incarnent à merveille ses personnages principaux.

    Le récit est bâti autour des pérégrinations d’Estelle. Paumée, tiraillée entre le monde traditionnel et celui des cités sans foi ni loi de Paris, elle va de squat en squat à la recherche d’une paix intérieure introuvable. Son désarroi, elle l’exprime à travers des « délires » cathartiques qui constituent les plus belles pages de ce roman poétique, quasi-rimbaldien.

    Les soliloques de la jeune protagoniste se lisent comme autant de textes de poésie urbaine rythmés par le refrain « Je suis quelqu’un ». « Je suis quelqu’un qui ne porte pas de masque : maintenant j’ai vingt-six ans, plus proche des trente que des vingt. C’est comme ça. Je suis aussi quelqu’un qui n’a pas la moindre intention de prendre une direction, sauf celle que chaque jour lui donnera envie de suivre. Une fille qui est destinée à éviter que le volume de son Mp3 se fixe sur le numéro vingt-six. Qui n’arrivera pas à fréquenter un mec plus de vingt-six jours. Qui enfoncera la tête dans le coussin vingt-cinq ou vingt-sept fois en évitant le pire de cet âge traître. Vingt-six fois piégée… »

    Penda, sa mère, occupe une place fondamentale dans la vie d’Estelle. Généreuse, cultivée, secrète, mais piégée elle aussi par sa condition de migrante. Réduite à travailler comme femme de ménage dans un lycée professionnel à Clichy, elle se console en se jetant à corps perdu dans la lecture de Frantz Fanon, son maître à penser. Elle s’appuie sur la réflexion de l’auteur de Peau noire, masques blancs sur la condition du colonisé pour déchiffrer la grammaire du couple disruptif qu’elle forme avec Eric, son amant et fils de harki inconsolé. Dans la galerie des personnages convoqués par Aïdara pour dire son monde, il y a enfin Mansour, le petit cousin fragile d’Estelle, Cindy, une Africaine-Américaine, la grand-mère maternelle Ichir qu’on soupçonne d’être un peu sorcière, mais qui détient les clefs du secret familial obsédant… Tous des personnages complexes, profonds, tout sauf manichéens.

    L’originalité de ce roman réside aussi dans sa structure fragmentaire. L’auteure a fait le choix d’un récit polyphonique où les voix et les points de vue s’additionnent pour dire le monde. Des SMS, des courriels, des lettres et des extraits de journaux intimes viennent interrompre le monologue d’Estelle. Loin de perturber notre lecture, cette pluralité de voix fait résonner avec une force redoublée l’anaphore identitaire qui scande le récit, dès le titre. C’est bien la preuve, sans doute, qu’Aminata Aïdara est « quelqu’un » dont il faudra désormais retenir le nom.

    Je suis quelqu’un, par Aminata Aïdara. Editions Gallimard, coll. « Continents noirs », 353 pages, 21,50 euros.


    Les confidences de … Aminata Aïdara

    Aminata Aïdara est polyglotte. Elle écrit en italien et en français. Elle parle le wolof et la langue de Shakespeare.

    Dans quelle langue est-ce que vous rêvez ?

    Je rêve principalement en italien, mais depuis quelques années, il m’arrive parfois de rêver en français.

    A quel âge avez-vous su que vous vouliez être écrivain ?

    Je l’ai su dès que j’ai appris à écrire.

    Un roman qui a changé votre vie ?

    Lesssio famigliane (Les mots de la tribu, Grasset) de Natalia Ginzberg. Ce roman a joué un rôle important dans mon parcours.

    Y a-t-il un livre de vos contemporains que vous auriez aimé avoir écrit ?

    Oui, L’attrape-cœur de Salinger. Je ne sais pas si on peut dire que Salinger est mon contemporain, mais son livre est celui que j’aurais vraiment aimé avoir écrit. Dans sa version féminine bien sûr.

    Comment naissent vos récits ?

    Ils naissent à partir de ma rencontre avec mes personnages qui m’habitent avant de s’incarner dans mes livres.

    Quand est-ce que vous aimez écrire ? Tôt le matin ? Dans la journée ? Pendant la nuit quand le monde dort ?

    Dans la journée, jamais la nuit.

    Est-ce que c’est plus facile d’écrire quand on a déjà publié des livres avant comme vous?

    Je n’en sais rien. Moi, j’écris tout le temps. C’est une nécessité. Il est plus dur pour moi de ne pas écrire que d’écrire.

    Pourquoi est-ce que vous écrivez ?

    J’écris pour exister. Pour pouvoir m’exprimer aussi.

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