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Par
Sonia Rolley
Publié le 01-12-2018
Modifié le 01-12-2018 à 18:23
C’est une fuite sans précédent : des milliers de pages de documents confidentiels de l’ONU relatifs à l’assassinat de deux experts mandatés par le conseil de sécurité. Michael Sharp et Zaida Catalan avaient été chargés d’enquêter sur les violences en République démocratique du Congo. Les Congo Files documentent les démarches entreprises par le système des Nations Unies entre mars 2017 et septembre 2018. Leur exploitation a fait l’objet d’une collaboration entre plusieurs médias internationaux : RFI, Le Monde, Foreign Policy, Suddeutsche Zeitung et la télévision suédoise SVT. Le secrétaire général de l’ONU Antonio Guterres avait mis sur pied un comité d’enquête pour établir les faits mais aussi émettre des recommandations pour renforcer la sécurité des experts de l’ONU. Les conclusions de son rapport continuent de faire polémique.
A ses parents, l’Américain Michael Sharp l’avait assuré : « C’est ma mission la plus sûre depuis dix ans ». L’affirmation n’avait rien d’un euphémisme. Ce n’était pas seulement la parole rassurante d’un fils aimant à l’égard de sa famille inquiète devant l’histoire tumultueuse de la République démocratique du Congo (RDC). « Personne ne touche jamais aux experts, leur avait garanti ce spécialiste des groupes armés. Personne ».
Michael Sharp n’avait rien d’un débutant. Avant son entrée au groupe d’experts, le jeune Américain s’était déjà aventuré sur les plus mauvaises routes, avait négocié avec certains des groupes les plus dangereux du pays pour les convaincre de démobiliser. Cinq ou six chefs de milices auraient même transmis leurs condoléances, apprenant la mort de Michael Sharp et sa collègue Zaida Catalan le 12 mars 2017 dans la région autrefois paisible du Kasaï-Central, une province secouée à l’époque par une insurrection sans précédent contre l’autorité de l’Etat.
Depuis 2004, des générations d’enquêteurs de tout âge et de toute origine, sélectionnés par le comité de sanctions des Nations unies, se sont rendues à moto dans les régions les plus reculées et les plus instables du Congo. Comme Michael Sharp et sa collègue suédo-chilienne, Zaida Catalan, ils cherchaient à accumuler suffisamment de preuves contre les instigateurs des violences dans ce pays-continent aux richesses si convoitées. Ils ont fait face aux mêmes manœuvres d’Etats-membres, les ardents défenseurs de la primauté de la souveraineté, comme ceux qui, sous couvert d’exigences sans cesse rehaussées en termes de preuves, rechignent à sanctionner pour préserver leurs intérêts dans la région.
Pour la première fois dans l’histoire des groupes d’experts, le 12 mars 2017, quinze ans après l’instauration d’un embargo sur les armes en RDC, deux de ces enquêteurs indépendants mandatés par le Conseil de sécurité sont tués dans le cadre d’une de leurs missions. À l’approche des échéances électorales au Congo, avec les reports et le maintien au pouvoir de son président Joseph Kabila, les violences redoublent dans le pays, pas seulement dans les Kasaï.
Trois heures pour répondre à un appel à l’aide
L’ONU n’aurait jamais été informée de la disparition de Michael Sharp et Zaida Catalan le jour même, si la famille de l’experte suédo-chilienne n’avait pas donné l’alerte. La jeune femme avait suivi plusieurs formations relatives aux questions de sécurité. À 16h49, quelques minutes avant le meurtre, elle parvient à appeler sa sœur en Suède, sans être en mesure de lui parler. Elisabeth Morseby et sa mère n’ont pas besoin de mots pour comprendre que Zaida Catalan est en danger. Elles cherchent d’abord à joindre son collègue Michael Sharp, en vain.
Moins de dix minutes plus tard, à 17h08, Maria Morseby décide d’écrire à New York à une adresse e-mail que sa fille lui avait laissée, en cas de problème. « On a reçu un appel de son téléphone congolais, mais ce n’était pas elle », peut-on lire dans ce message. Maria Morseby supplie son interlocuteur de « vérifier qu’il ne lui soit rien arrivé ». Il est 12h08 à New York en ce dimanche 12 mars 2017 quand le Département des affaires politiques de l’ONU (DPA) reçoit l’alerte. C’est ce département qui, à travers le Service du secrétariat des organes subsidiaires du Conseil de sécurité (SCSOB), s’occupe de tout ce qui est relatif aux treize comités de sanctions de l’ONU et aux dix groupes d’experts qui leur sont affiliés.
Il aura fallu trois heures au quartier général de l’ONU pour informer sa mission au Congo (Monusco) de la disparition des experts. « Aux environs de 15h [heure de New York], le secrétariat dédié au comité de sanctions envoie un e-mail à la Monusco, lui transmettant le message qu’il a reçu de la mère de Zaida Catalan », mentionne un document confidentiel de l’ONU. Plus de célérité de la part du Secrétariat général n’aurait sans doute rien changé pour Michael Sharp et Zaida Catalan. Les « Congo files » prouvent qu’ils ont été tués quelques minutes après le coup de fil de l’experte suédoise à sa famille dans ce qui apparaît comme une attaque préméditée. Mais dans aucun document, même confidentiel, ce délai ne sera pointé par l’ONU comme anormalement long. « Il faut dire qu’il n’y a pas de point focal sécurité joignable 24h/24 par les experts et leurs familles », déplore un ancien membre du groupe.
Ce soir-là, le chef du SCSOB, Kelvin Ong, est lui aussi contacté. Il est le principal responsable de l’organisation du travail des experts et semble dépassé par les évènements, comme toute sa hiérarchie à New York : « Il l’a dit : il n’y a plus qu’à s’en remettre à Dieu », confie un officiel onusien, non sans amertume. C’est moins sur Dieu que sur la Mission des Nations Unies au Congo (Monusco) que le Secrétariat général va se reposer pour retrouver ses experts. « Le quartier général n’a envoyé personne pendant toute la phase de recherche », s’agacent plusieurs employés de la Monusco.
Le statut « déséquilibré » des experts
Aux enterrements des deux experts, en Suède comme aux Etats-Unis, New York ne sera représenté que par le docteur Moussa Ba, chef de l’Unité de gestion du stress sur les incidents critiques. C’est à lui que l’on demandera de gérer les familles éplorées. Personne du SCSOB, du SCAD ou de tout autre acronyme qui encadrait le travail des experts ne fait le déplacement. Seuls leurs collègues et d’anciens membres du groupe viennent rendre un dernier hommage à leurs collègues disparus. Le secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, ne recevra les familles de victimes qu’en août, après avoir transmis au Conseil de sécurité les conclusions d’un rapport d’enquête qui vont à l’encontre de leur souhait. Les parents de Michael Sharp et Zaida Catalan réclament une enquête indépendante pour faire toute la lumière sur la mort de leurs enfants. L’ONU décide, malgré la minutieuse enquête de sa police UNPOL, de se contenter de soutenir une procédure judiciaire congolaise défaillante.
Dans les couloirs du quartier général à New York, une source onusienne confie : « À demi-mot, on comprenait que ces familles représentaient un risque pour certains responsables du Département des affaires politiques. Ils craignaient un procès ou d’être blâmés publiquement pour ce qui s’était passé ». Dans les premières semaines, c’est notamment la famille de Zaida Catalan qui n’avait pas hésité à s’en prendre à l’ONU sur les réseaux sociaux. Un autre officiel se souvient que cela avait provoqué beaucoup d’émoi de Kinshasa à New York, en mettant directement en cause l’ONU sur les réseaux sociaux. Par la suite, les parents des experts auraient été mis en garde contre toute déclaration publique intempestive, « du moins si elles souhaitaient continuer d’être informées par l’ONU de l’avancée du dossier ».
Michael Sharp et Zaida Catalan n’étaient pas des employés de l’ONU. « La question de leur statut a été abordée en réunion dès le début et à plusieurs niveaux », explique une autre source onusienne. Comme tous les experts mandatés par le Conseil de sécurité, ils n’avaient qu’un contrat de consultance. Ils devaient contracter eux-mêmes leur propre assurance maladie et accident, ne pouvaient prétendre à aucun congé, ni formation payée par les Nations Unies. Leur statut prévoit toutefois que dans le cadre de leur mission, s’ils sont blessés ou tués, leurs familles recevront une compensation. « Il y a un déséquilibre entre la faiblesse du statut institutionnel et la perception générale du rôle et positionnement des experts », confie un ancien membre du groupe.
Dès la première nuit, le secrétariat général de l’ONU s’inquiète d’avoir uniquement pour Michael Sharp et Zaida Catalan « l’autorisation de sécurité soumise et approuvée pour le voyage entre Goma et Kananga mercredi », jour de leur arrivée dans la petite capitale du Kasaï-Central. Le 13 mars 2017, il exige l’impossible, toutes les autorisations dûment signées pour tous les membres du groupe depuis le début de leur mandat. « Là où le quartier général est cynique, c’est que des officiels comme Kelvin Ong étaient parfaitement conscients des risques que prenaient les experts et les conditions dans lesquels ils faisaient leur travail », s’emporte encore cet officiel onusien. Un ancien expert renchérit : « C’est de la pure hypocrisie. Les Etats-membres, le secrétariat général, tout le monde savait ». L’important, avant la mort de Michael Sharp et Zaida Catalan, c’était le niveau de preuves, pas les méthodes employées.
« Il n’y a pas plus politique que les comités d’enquête »
Dans les jours qui suivent la disparition des deux experts, le gouvernement congolais, lui, occupe le terrain. Il prend l’initiative de la communication. Son porte-parole, Lambert Mende, a deux messages à faire passer. D’abord, Michael Sharp et Zaida Catalan seraient arrivés « incognito » à Kinshasa, la capitale congolaise, puis à Kananga, jusqu’au lieu où ils seront tués. Ensuite, ils ont osé s’aventurer à moto, « sans escorte de l’armée, sans prendre la température auprès des autorités », insiste à l’époque le ministre congolais de la Communication. « On aurait pu leur déconseiller », poursuit-il. Lambert Mende a beau jeu de s’emporter : « Et voilà que nous devenons responsables de leur sécurité ». Même si depuis, les différentes enquêtes de l’ONU ont démontré que, depuis les services de sécurité à Kananga jusqu’à la présidence à Kinshasa, les autorités congolaises étaient informées de leur présence.
Le comité d’enquête mis sur pied en mai 2017 par le secrétaire général des Nations Unies ne dira pas autre chose. Ce « Board of Inquiry » (BoI) est composé de quatre consultants chevronnés, tous des anciens du secrétariat général qui n’ignorent rien des procédures et des carcans politiques onusiens. M. Starr, qui dirige le comité, a été sous-secrétaire général de l’ONU en charge de la sûreté et de la sécurité (UNDSS). L’autre Américain du « Board », John Logan, a été employé pour le même département. Andrew Hughes a travaillé pendant trente ans pour la police fédérale australienne, cinq pour le département des opérations de maintien de la paix de l’ONU. La seule femme de l’équipe, Loraine Rickard-Martin, est l’une des consultantes régulières du département des affaires politiques, spécialisée sur la question des sanctions. Aucun ancien expert ne figure parmi ses membres.
C’est le choc des cultures. Dans son rapport, le « Board of Inquiry » s’en prend au « culte du secret » du groupe d’experts et à ses méthodes de travail. « L’indépendance accordée au groupe est mal comprise par les experts. Ils voient peu ou même aucune restriction dans la manière dont ils devraient appliquer leur mandat », met en garde le comité d’enquête. Les responsables du DPA, SCAD, SCSOB interrogés se défaussent. Ils assurent avoir expliqué à Michael Sharp et Zaida Catalan comme à tous leurs collègues que même en temps d’experts indépendants, ils « étaient dans l’obligation de respecter toutes les règles et régulations des Nations Unies ».
Les « cow-boys » versus UNDSS
« Le comité d’enquête n’a trouvé aucune preuve que les experts aient informé l’antenne des Nations unies à Kananga de son intention de travailler à l’extérieur de la ville », écrit le comité dans son rapport final daté du 2 août 2017. Comme le gouvernement congolais, il insiste sur l’absence d’escorte des Nations unies « alors que l’opportunité leur est offerte ». Les membres du « Board » se refusent à considérer que la présence des casques bleus pourrait constituer un obstacle à l’accomplissement de la mission des experts à la récolte d’informations. Ils semblent oublier qu’au Congo, la Monusco reste une partie au conflit, qu’elle est officiellement le partenaire du gouvernement congolais et intervient aux côtés de l’armée congolaise contre les groupes armés. « À Beni, si on circule en voiture de l’ONU, on nous jette des pierres, rétorque un ancien du groupe d’experts. Avec certains groupes armés, si on arrive avec les casques bleus, ils ne viennent jamais au lieu de rendez-vous ou fuient dans la forêt ».
A quatre reprises dans ce rapport confidentiel de 47 pages, le comité fait de l’utilisation des motos, « malgré des briefings préalables contre ce type de comportement », l’une des raisons qui ont permis aux assassins de Michael Sharp et Zaida Catalan d’accomplir leur sale besogne. La famille de l’expert américain ne décolère pas depuis leur premier entretien avec le patron du « Board of Inquiry », Greg Starr. « Il les a appelés des cow-boys, raconte le père de Michael, John Sharp. Ce qu’il voulait dire, c’est que c’étaient des gens irresponsables ». Les parents des victimes, écœurées par la manière dont leurs enfants sont dépeints, demandent depuis sa remise au Conseil de sécurité la révision de ce rapport. Mais le secrétariat général, comme Greg Starr, persiste et signe quant au bien-fondé des conclusions du comité et se refuse à changer ne serait-ce qu’une ligne du rapport honnis.
Depuis la mort de Michael Sharp et Zaida Catalan, plusieurs experts et anciens membres du groupe ont dénoncé de l’absence d’un plan de gestion des risques récents et de l’inadéquation des recommandations, formations et briefings sécuritaires qui correspondent à ceux d’un employé lambda de la Monusco. En 2013, le groupe avait formellement demandé au secrétariat général d’acheter des « trackers » pour permettre d’alerter en cas de problème de sécurité ou même d’être géolocalisé. « Ça aurait sans doute éviter qu’on mette deux semaines à retrouver les corps de Michael et Zaida », estime un ancien expert, dépité. À l’époque, en pleine guerre entre l’armée congolaise et la rébellion du M23, alors que les membres du groupe sont souvent en première ligne, New York oppose à cette requête une fin de non-recevoir, faute d’argent.
L’inadéquation des mesures de sécurité
Les experts ne sont pas les seuls à enfreindre les règles fixées par UNDSS pour l’ensemble du personnel onusien. Au sein des missions de l’ONU, de la Centrafrique au Mali, en passant par le Congo, des employés témoignent de la difficulté à respecter ces règles qui manquent de « flexibilité », de « pragmatisme » ou d’« adaptabilité ». Il y a ceux qui se souviennent d’avoir été abandonnés sur un tarmac de nuit, par manque de coordination, d’autres qui expliquent n’avoir jamais reçu de briefing de sécurité, faute de personnel disponible. D’autres qui sont exaspérés par la lenteur des convois et « les casques bleus qui regardent leur montre ». Tous se retrouvent sur le manque de moyens et la complexité des mandats. En RDC, « un bon tiers de la mission ne respecte pas les règles de UNDSS », estime un ancien employé. « Mais il est acquis pour tout le monde que le mandat et le terrain les rendent difficiles à respecter. Chacun essaie de faire au mieux pour accomplir sa mission », estime cette source onusienne.
Si les membres du comité d’enquête de l’ONU émettent des jugements très sévères dans leur rapport vis-à-vis de certains comportements des experts, ils concluent que le réponse du système des Nations unies dans son ensemble, « à partir du moment où il est devenu évident que les deux experts avaient disparu », a été à la fois « compétente, opportune, bien coordonnée et attentionnée ». Ils ne font mention ni des faiblesses du système d’alerte mis en place par le secrétariat général, ni des quinze jours qu’il aura fallu à la Monusco pour retrouver les corps des deux experts.
Ce rapport ne dit rien ou presque des entraves quasi-quotidiennes rencontrées par les différentes équipes de la Monusco qui se sont succédé sur ce dossier. Nulle part, il n’est fait mention d’une quelconque préméditation et moins encore du rôle joué par des agents de l’Etat dans l’organisation de la mission qui a coûté leur vie à Michael Sharp et Zaida Catalan. Par calcul, toutes les preuves ou informations qui pouvaient indiquer une responsabilité du « partenaire congolais » ont été écartées, transmises aux autorités américaines et suédoises, mais pas aux membres du Conseil de sécurité.
Le patron du comité le confirme lui-même aux familles des deux victimes, avides de vérité. Il y a des lignes à ne pas franchir, leur explique sans ménagement Greg Starr, pour éviter la « rupture de la coopération » avec Kinshasa. Tout juste le « Board » concède-t-il que les autorités congolaises ne décolèrent pas depuis qu’une dizaine d’officiels congolais dont les principaux responsables des services de sécurité ont été sanctionnés et que cette « sensibilité aux sanctions » constitue un risque pour le personnel onusien dans son ensemble et les experts en particulier. La Monusco n’est plus la bienvenue au Congo. Lors de la dernière Assemblée générale des Nations Unies, le président Joseph Kabila a promis des élections pour décembre et un plan de retrait pour la mission de l’ONU d’ici au renouvellement de son mandat en mars prochain.
La colère derrière les « Congo Files »
Depuis les premières révélations des « Congo Files » diffusées par RFI, Le Monde, Foreign Policy, Süddeutsche Zeitung et la télévision suédoise SVT, plusieurs voix se sont élevées pour critiquer l’option levée par Antonio Guterres de favoriser la coopération avec Kinshasa au détriment, disent-ils, de la vérité. L’un des premiers à l’avoir exprimé sur les réseaux sociaux, c’est le prince Zeid Ra’ad Al Hussein. Il était le Haut-commissaire des Nations unies aux droits de l’homme à la mort des deux experts. Quatre jours avant leur disparition, il a appelé à la création d’une commission d’enquête internationale et dénoncé un usage disproportionné de la force et l’existence de fosses communes.
« La mort de deux experts du conseil de sécurité est un événement sans précédent », rappelle le prince Zeid. Le diplomate jordanien évoque avec émotion « ces gens extraordinaires », les experts qu’il connait bien. Il a été le président du comité de sanctions sur la RDC en 2014. Cette année-là, il a rencontré régulièrement les prédécesseurs de Michael Sharp et Zaida Catalan, « des personnes qui prennent des risques considérables pour ramener au conseil les informations les plus précieuses » sur les violences commises en RDC et leurs auteurs. Le prince Zeid s’indigne contre beaucoup de choses dans cette affaire, qu’on qualifie les experts des « cow boys », que le secrétariat général de l’ONU se permette d’expurger le rapport de son comité d’enquête de toutes les informations relatives à des agents de l’Etat et aux militaires avant de le transmettre au Conseil de sécurité. « Les experts travaillent pour le Conseil, c’est au Conseil de décider de la pertinence de ces informations, pas au secrétariat », insiste le prince Zeid.
Pour le directeur du Groupe d’études sur le Congo, un centre de recherche rattaché à l’Université de New York, Jason Stearns, il est clair que la décision prise par Antonio Guterres ne fait pas l’unanimité au sein du système onusien : « Je pense qu’il y a de plus en plus d’officiels onusiens qui sont frustrés par leur propre organisation ». Jason Stearns y voit la raison même de l’existence des « Congo Files », cette fuite sans précédent de centaines de documents de différentes divisions ou départements de l’ONU, JMAC, UNPOL, SCAD, DPA, DPKO. Ce « leak » ne peut être le fait d’une source unique. « C’est pour ça qu’il y a autant de fuites de documents confidentiels, c’est parce qu’ [un nombre croissant d’officiels onusiens] n’ont plus confiance dans le système », explique cet ancien coordonnateur du groupe d’experts sur le RDC.
Le meurtre de Michael Sharp et Zaida Catalan a été filmé, à hauteur d’épaule. Un cache masque l’objectif. Les deux experts ne réalisent qu’à la dernière minute qu’ils vont être tués. Ils marchent librement, leurs meurtriers les rassurent. Les tuer ne fera pas débat. Ceux qui tirent sont du genre à répondre aux ordres sans hésiter, même si les victimes sont mandatées par le Conseil de sécurité de l’ONU. « Michael Sharp et Zaida Catalan n’ont pas été tués parce qu’ils étaient trop téméraires, rappelle encore le chercheur américain Jason Stearns. Ils ont été tués parce que quelqu’un a décidé de les assassiner ».
Cette volonté implacable explique sans doute l’acharnement de la police des Nations unies à mener pendant six mois une véritable enquête criminelle, malgré les entraves et le manque de moyens. S’en prendre aux experts de l’ONU, c’est s’en prendre au Conseil de sécurité et à travers lui à toute l’organisation. « Mais c’est aussi parce qu’au secrétariat, ils pensent protéger le personnel de l’ONU et son maintien au Congo que le secrétariat a certainement choisi d’écarter ces preuves et de laisser le soin à Washington et à Stockholm de régler leurs comptes avec Kinshasa », croit savoir un diplomate occidental. Pour un haut responsable de l’ONU, c’est la divulgation de tous ces documents confidentiels qui fragilisent les Nations unies au Congo. « Il va y avoir des représailles du gouvernement », redoute-t-il.
Une recrudescence d’attaques délibérées
Pour l’ancien numéro un des droits de l’homme de l’ONU, Zeid Ra’ad Al Hussein, ce type de raisonnement ne tient pas. Après l’exécution de deux experts, les omissions du secrétariat général, le silence du conseil de sécurité et du comité de sanctions, l’absence d’outrage international à la Khashoggi, lui s’inquiète pour la sécurité de « ceux qui travaillent encore » au Congo, et en particulier les experts et tous les enquêteurs de la Monusco. « Chaque fois où l’ONU ne prend pas de positions très fortes dans ce genre d’affaires, cela crée une véritable incertitude pour tous les autres », ajoute le prince Zeid.
Les faits lui donnent peut-être raison. Depuis l’assassinat de Michael Sharp et Zaida Catalan, la Monusco a connu les plus graves incidents de sécurité de son histoire, des dizaines de casques bleus ont été tués, blessés ou kidnappés, des bases attaquées. Lors de manifestations, des véhicules du Bureau conjoint des Nations unies aux droits de l’homme ont essuyé des tirs, des journalistes de radio Okapi, la radio onusienne, ont été arrêtés ou battus. En cette période préélectorale, alors que la RDC connaît une recrudescence de tensions et de conflits, la Monusco, amputée par des coupes budgétaires, vilipendée pour son inaction, vit sous la menace des groupes armés, comme du gouvernement congolais. « La mission est complètement désacralisée, plus personne ne redoute des représailles des Nations unies de quelque nature que ce soit », se lamente un cadre de la Monusco, avant d’ajouter dans un soupir : « On en est réduit au rôle de témoin gênant et à chasser ».
Mais le Congo n’est pas le seul pays où le personnel des Nations Unies devient une cible. En 2017, selon le Comité permanent sur la sécurité et l’indépendance du Syndicat du personnel des Nations Unies, au moins 71 membres du personnel des Nations Unies et du personnel associé – 53 casques bleus et 18 civils, dont deux policiers et 15 contractuels – ont été tués dans l’exercice de leurs fonctions à travers le monde. Il s’agit du nombre de victimes le plus élevé jamais enregistré par ce Comité sur une année. Sur un peu plus de cinq ans, ils sont plus de 500 à avoir perdu la vie, le plus souvent dans des attaques délibérées. C’est aussi pour enrayer cette hémorragie que le secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, a lancé l’initiative « Action for Peacekeeping ». « On espère vraiment que ce sera plus qu’une opération de communication », commente un employé de la Monusco déployé dans l’une de ces zones à risques.
DROIT DE REPONSE
Cette enquête collective a nécessité presque deux ans d’investigations pour tenter de comprendre les conditions dans lesquelles les deux experts onusiens, Michael Sharp et Zaida Catalan ont été assassinés.
Le procès ouvert le 5 juin 2017 à Kananga est toujours en cours. Il a été suspendu 10 mois sur demande du secrétariat général de l’ONU. Le procureur canadien Robert Petit a été nommé pour soutenir l’enquête judiciaire congolaise.
- Le porte-parole du gouvernement congolais, Lambert Mendé, appelle les Nations unies à transmettre toutes leurs informations, y compris relatives à des agents de l’Etat, à la justice militaire congolaise. « C’est parce que nous savons que des membres du personnel de l’Etat sont capables de poser des actes attentatoires aux lois que nous avons institué la justice militaire », ajoute-t-il. Il dément en revanche toute responsabilité de l’Etat congolais : « La responsabilité pénale est individuelle ».
- L’auditeur général de l’armée, Timothée Mukuntu, dit ne pas avoir eu connaissance du dossier d’enquête de la police des Nations unies. Il dément toute entrave de la justice militaire, mais reconnaît « une certaine lenteur mais pas de volonté d’entraver quoi que ce soit ».