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  • Elections en RDC: l’extrême prudence du Conseil de sécurité de l’ONU

    Elections en RDC: l’extrême prudence du Conseil de sécurité de l’ONU


    Par
    RFI

    Publié le 05-01-2019
    Modifié le 05-01-2019 à 15:50

    Le Conseil de sécurité de l’ONU s’est réuni vendredi 4 janvier à New York pour faire le point sur la situation en RDC à la demande de la France. Les résultats des élections qui doivent permettre de trouver un successeur à Joseph Kabila devaient être annoncés initialement ce dimanche, mais pourraient être reportés alors que le gouvernement a ordonné la coupure d’internet pendant la phase cruciale de dépouillement. Au siège de New York, c’est l’extrême prudence qui règne alors que les puissances occidentales craignent des violences à l’annonce des résultats. Les diplomates appellent au calme.

    Avec notre correspondante à New York, Marie Bourreau

    Trop de divisions au sein du Conseil de sécurité ont empêché les diplomates d’adopter une déclaration commune. La Chine, la Russie et les membres africains veulent laisser le temps à Kinshasa d’annoncer les résultats. L’ambassadeur sud-africain a minimisé le coup de pression de la conférence épiscopale de la Cenco qui a estimé connaître déjà le vainqueur de la présidentielle.

    « Je sais que la Cenco est une ONG. Les ONG peuvent dire ce qu’elles veulent, mais en tant qu’Etat membre des Nations unies et de la SADC nous allons attendre que ceux qui sont responsables de ces élections en fassent l’annonce. Je crois qu’il va falloir être très très patient. »

    Les Occidentaux, à l’image de Paris, n’ont pas polémiqué sur les délais, mais ils ont appelé au respect des résultats quand ils tomberont. « Ces élections ont permis l’expression de la volonté souveraine du peuple congolais. Les résultats qui seront proclamés devront être conformes au vote du peuple congolais », a affirmé François Delattre.

    Une nouvelle réunion du Conseil, publique cette fois, est prévue mardi prochain 8 janvier. Mais la représentante spéciale de l’ONU en RDC a d’ores et déjà prévenu d’un possible report des résultats sans fournir plus d’indications sur le calendrier.

    Des militaires américains déployés au Congo

    En relation avec le climat tendu autour des élections en RDC, les Etats-Unis, de leur côté, ont déployé 80 soldats au Gabon pour sécuriser leurs compatriotes, en cas de troubles. Cette mesure a été commentée sur les réseaux sociaux, par les Congolais qui parviennent à se connecter, malgré la coupure d’internet dans le pays. 

    Dans toutes les zones frontalières du Congo – le pays compte neuf frontières – on s’est procuré, ces derniers jours, des puces des pays voisins et l’annonce faite par la Maison Blanche, vendredi, a surpris. Donald Trump justifie son annonce au parlement américain par le fait que des démonstrations violentes pourraient éclater dans les prochains jours et qu’il pourrait ainsi avoir à sécuriser le personnel et les installations américaines.

    Quelques 80 militaires sont donc arrivés au Gabon, équipés avec le matériel nécessaire et un soutien aérien en cas de besoin, informe encore le président américain. D’autres troupes pourraient également être déployées.

    Rapidement, la diaspora congolaise aux Etats-Unis a diffusé un reportage de la chaîne américaine CNN, sur des groupes Whatsapp et autres raisons sociaux.

    « Là, vous ne pouvez pas dire que Washington ne fait pas de l’ingérence. Il n’y a pas de guerre à Kinshasa et il n’y en aura pas », a immédiatement réagit un officiel congolais.

    Au sein de l’opposition et de la société civile, on était également surpris mais on avait plutôt tendance à saluer une mesure « de nature à faire peur au régime ».

    → A la Une de la presse à Kinshasa : Les élections générales du 30 décembre

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  • «Congo Files»: comment protéger les experts?

    «Congo Files»: comment protéger les experts?


    Par
    Sonia Rolley

    Publié le 01-12-2018
    Modifié le 01-12-2018 à 18:23

    C’est une fuite sans précédent : des milliers de pages de documents confidentiels de l’ONU relatifs à l’assassinat de deux experts mandatés par le conseil de sécurité. Michael Sharp et Zaida Catalan avaient été chargés d’enquêter sur les violences en République démocratique du Congo. Les Congo Files documentent les démarches entreprises par le système des Nations Unies entre mars 2017 et septembre 2018. Leur exploitation a fait l’objet d’une collaboration entre plusieurs médias internationaux : RFI, Le Monde, Foreign Policy, Suddeutsche Zeitung et la télévision suédoise SVT. Le secrétaire général de l’ONU Antonio Guterres avait mis sur pied un comité d’enquête pour établir les faits mais aussi émettre des recommandations pour renforcer la sécurité des experts de l’ONU. Les conclusions de son rapport continuent de faire polémique.

    A ses parents, l’Américain Michael Sharp l’avait assuré : « C’est ma mission la plus sûre depuis dix ans ». L’affirmation n’avait rien d’un euphémisme. Ce n’était pas seulement la parole rassurante d’un fils aimant à l’égard de sa famille inquiète devant l’histoire tumultueuse de la République démocratique du Congo (RDC). « Personne ne touche jamais aux experts, leur avait garanti ce spécialiste des groupes armés. Personne ».

    Michael Sharp n’avait rien d’un débutant. Avant son entrée au groupe d’experts, le jeune Américain s’était déjà aventuré sur les plus mauvaises routes, avait négocié avec certains des groupes les plus dangereux du pays pour les convaincre de démobiliser. Cinq ou six chefs de milices auraient même transmis leurs condoléances, apprenant la mort de Michael Sharp et sa collègue Zaida Catalan le 12 mars 2017 dans la région autrefois paisible du Kasaï-Central, une province secouée à l’époque par une insurrection sans précédent contre l’autorité de l’Etat.

    Depuis 2004, des générations d’enquêteurs de tout âge et de toute origine, sélectionnés par le comité de sanctions des Nations unies, se sont rendues à moto dans les régions les plus reculées et les plus instables du Congo. Comme Michael Sharp et sa collègue suédo-chilienne, Zaida Catalan, ils cherchaient à accumuler suffisamment de preuves contre les instigateurs des violences dans ce pays-continent aux richesses si convoitées. Ils ont fait face aux mêmes manœuvres d’Etats-membres, les ardents défenseurs de la primauté de la souveraineté, comme ceux qui, sous couvert d’exigences sans cesse rehaussées en termes de preuves, rechignent à sanctionner pour préserver leurs intérêts dans la région.

    Pour la première fois dans l’histoire des groupes d’experts, le 12 mars 2017, quinze ans après l’instauration d’un embargo sur les armes en RDC, deux de ces enquêteurs indépendants mandatés par le Conseil de sécurité sont tués dans le cadre d’une de leurs missions. À l’approche des échéances électorales au Congo, avec les reports et le maintien au pouvoir de son président Joseph Kabila, les violences redoublent dans le pays, pas seulement dans les Kasaï.

    Trois heures pour répondre à un appel à l’aide

    L’ONU n’aurait jamais été informée de la disparition de Michael Sharp et Zaida Catalan le jour même, si la famille de l’experte suédo-chilienne n’avait pas donné l’alerte. La jeune femme avait suivi plusieurs formations relatives aux questions de sécurité. À 16h49, quelques minutes avant le meurtre, elle parvient à appeler sa sœur en Suède, sans être en mesure de lui parler. Elisabeth Morseby et sa mère n’ont pas besoin de mots pour comprendre que Zaida Catalan est en danger. Elles cherchent d’abord à joindre son collègue Michael Sharp, en vain.

    Moins de dix minutes plus tard, à 17h08, Maria Morseby décide d’écrire à New York à une adresse e-mail que sa fille lui avait laissée, en cas de problème. « On a reçu un appel de son téléphone congolais, mais ce n’était pas elle », peut-on lire dans ce message. Maria Morseby supplie son interlocuteur de « vérifier qu’il ne lui soit rien arrivé ». Il est 12h08 à New York en ce dimanche 12 mars 2017 quand le Département des affaires politiques de l’ONU (DPA) reçoit l’alerte. C’est ce département qui, à travers le Service du secrétariat des organes subsidiaires du Conseil de sécurité (SCSOB), s’occupe de tout ce qui est relatif aux treize comités de sanctions de l’ONU et aux dix groupes d’experts qui leur sont affiliés.

    Il aura fallu trois heures au quartier général de l’ONU pour informer sa mission au Congo (Monusco) de la disparition des experts. « Aux environs de 15h [heure de New York], le secrétariat dédié au comité de sanctions envoie un e-mail à la Monusco, lui transmettant le message qu’il a reçu de la mère de Zaida Catalan », mentionne un document confidentiel de l’ONU. Plus de célérité de la part du Secrétariat général n’aurait sans doute rien changé pour Michael Sharp et Zaida Catalan. Les « Congo files » prouvent qu’ils ont été tués quelques minutes après le coup de fil de l’experte suédoise à sa famille dans ce qui apparaît comme une attaque préméditée. Mais dans aucun document, même confidentiel, ce délai ne sera pointé par l’ONU comme anormalement long. « Il faut dire qu’il n’y a pas de point focal sécurité joignable 24h/24 par les experts et leurs familles », déplore un ancien membre du groupe.

    Ce soir-là, le chef du SCSOB, Kelvin Ong, est lui aussi contacté. Il est le principal responsable de l’organisation du travail des experts et semble dépassé par les évènements, comme toute sa hiérarchie à New York : « Il l’a dit : il n’y a plus qu’à s’en remettre à Dieu », confie un officiel onusien, non sans amertume. C’est moins sur Dieu que sur la Mission des Nations Unies au Congo (Monusco) que le Secrétariat général va se reposer pour retrouver ses experts. « Le quartier général n’a envoyé personne pendant toute la phase de recherche », s’agacent plusieurs employés de la Monusco.

    Le statut « déséquilibré » des experts

    Aux enterrements des deux experts, en Suède comme aux Etats-Unis, New York ne sera représenté que par le docteur Moussa Ba, chef de l’Unité de gestion du stress sur les incidents critiques. C’est à lui que l’on demandera de gérer les familles éplorées. Personne du SCSOB, du SCAD ou de tout autre acronyme qui encadrait le travail des experts ne fait le déplacement. Seuls leurs collègues et d’anciens membres du groupe viennent rendre un dernier hommage à leurs collègues disparus. Le secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, ne recevra les familles de victimes qu’en août, après avoir transmis au Conseil de sécurité les conclusions d’un rapport d’enquête qui vont à l’encontre de leur souhait. Les parents de Michael Sharp et Zaida Catalan réclament une enquête indépendante pour faire toute la lumière sur la mort de leurs enfants. L’ONU décide, malgré la minutieuse enquête de sa police UNPOL, de se contenter de soutenir une procédure judiciaire congolaise défaillante.

    Dans les couloirs du quartier général à New York, une source onusienne confie : « À demi-mot, on comprenait que ces familles représentaient un risque pour certains responsables du Département des affaires politiques. Ils craignaient un procès ou d’être blâmés publiquement pour ce qui s’était passé ». Dans les premières semaines, c’est notamment la famille de Zaida Catalan qui n’avait pas hésité à s’en prendre à l’ONU sur les réseaux sociaux. Un autre officiel se souvient que cela avait provoqué beaucoup d’émoi de Kinshasa à New York, en mettant directement en cause l’ONU sur les réseaux sociaux. Par la suite, les parents des experts auraient été mis en garde contre toute déclaration publique intempestive, « du moins si elles souhaitaient continuer d’être informées par l’ONU de l’avancée du dossier ».

    Michael Sharp et Zaida Catalan n’étaient pas des employés de l’ONU. « La question de leur statut a été abordée en réunion dès le début et à plusieurs niveaux », explique une autre source onusienne. Comme tous les experts mandatés par le Conseil de sécurité, ils n’avaient qu’un contrat de consultance. Ils devaient contracter eux-mêmes leur propre assurance maladie et accident, ne pouvaient prétendre à aucun congé, ni formation payée par les Nations Unies. Leur statut prévoit toutefois que dans le cadre de leur mission, s’ils sont blessés ou tués, leurs familles recevront une compensation. « Il y a un déséquilibre entre la faiblesse du statut institutionnel et la perception générale du rôle et positionnement des experts », confie un ancien membre du groupe.

    Dès la première nuit, le secrétariat général de l’ONU s’inquiète d’avoir uniquement pour Michael Sharp et Zaida Catalan « l’autorisation de sécurité soumise et approuvée pour le voyage entre Goma et Kananga mercredi », jour de leur arrivée dans la petite capitale du Kasaï-Central. Le 13 mars 2017, il exige l’impossible, toutes les autorisations dûment signées pour tous les membres du groupe depuis le début de leur mandat. « Là où le quartier général est cynique, c’est que des officiels comme Kelvin Ong étaient parfaitement conscients des risques que prenaient les experts et les conditions dans lesquels ils faisaient leur travail », s’emporte encore cet officiel onusien. Un ancien expert renchérit : « C’est de la pure hypocrisie. Les Etats-membres, le secrétariat général, tout le monde savait ». L’important, avant la mort de Michael Sharp et Zaida Catalan, c’était le niveau de preuves, pas les méthodes employées.

    « Il n’y a pas plus politique que les comités d’enquête »

    Dans les jours qui suivent la disparition des deux experts, le gouvernement congolais, lui, occupe le terrain. Il prend l’initiative de la communication. Son porte-parole, Lambert Mende, a deux messages à faire passer. D’abord, Michael Sharp et Zaida Catalan seraient arrivés « incognito » à Kinshasa, la capitale congolaise, puis à Kananga, jusqu’au lieu où ils seront tués. Ensuite, ils ont osé s’aventurer à moto, « sans escorte de l’armée, sans prendre la température auprès des autorités », insiste à l’époque le ministre congolais de la Communication. « On aurait pu leur déconseiller », poursuit-il. Lambert Mende a beau jeu de s’emporter : « Et voilà que nous devenons responsables de leur sécurité ». Même si depuis, les différentes enquêtes de l’ONU ont démontré que, depuis les services de sécurité à Kananga jusqu’à la présidence à Kinshasa, les autorités congolaises étaient informées de leur présence.

    Le comité d’enquête mis sur pied en mai 2017 par le secrétaire général des Nations Unies ne dira pas autre chose. Ce « Board of Inquiry » (BoI) est composé de quatre consultants chevronnés, tous des anciens du secrétariat général qui n’ignorent rien des procédures et des carcans politiques onusiens. M. Starr, qui dirige le comité, a été sous-secrétaire général de l’ONU en charge de la sûreté et de la sécurité (UNDSS). L’autre Américain du « Board », John Logan, a été employé pour le même département. Andrew Hughes a travaillé pendant trente ans pour la police fédérale australienne, cinq pour le département des opérations de maintien de la paix de l’ONU. La seule femme de l’équipe, Loraine Rickard-Martin, est l’une des consultantes régulières du département des affaires politiques, spécialisée sur la question des sanctions. Aucun ancien expert ne figure parmi ses membres.

    C’est le choc des cultures. Dans son rapport, le « Board of Inquiry » s’en prend au « culte du secret » du groupe d’experts et à ses méthodes de travail. « L’indépendance accordée au groupe est mal comprise par les experts. Ils voient peu ou même aucune restriction dans la manière dont ils devraient appliquer leur mandat », met en garde le comité d’enquête. Les responsables du DPA, SCAD, SCSOB interrogés se défaussent. Ils assurent avoir expliqué à Michael Sharp et Zaida Catalan comme à tous leurs collègues que même en temps d’experts indépendants, ils « étaient dans l’obligation de respecter toutes les règles et régulations des Nations Unies ».

    Les « cow-boys » versus UNDSS

    « Le comité d’enquête n’a trouvé aucune preuve que les experts aient informé l’antenne des Nations unies à Kananga de son intention de travailler à l’extérieur de la ville », écrit le comité dans son rapport final daté du 2 août 2017. Comme le gouvernement congolais, il insiste sur l’absence d’escorte des Nations unies « alors que l’opportunité leur est offerte ». Les membres du « Board » se refusent à considérer que la présence des casques bleus pourrait constituer un obstacle à l’accomplissement de la mission des experts à la récolte d’informations. Ils semblent oublier qu’au Congo, la Monusco reste une partie au conflit, qu’elle est officiellement le partenaire du gouvernement congolais et intervient aux côtés de l’armée congolaise contre les groupes armés. « À Beni, si on circule en voiture de l’ONU, on nous jette des pierres, rétorque un ancien du groupe d’experts. Avec certains groupes armés, si on arrive avec les casques bleus, ils ne viennent jamais au lieu de rendez-vous ou fuient dans la forêt ».

    A quatre reprises dans ce rapport confidentiel de 47 pages, le comité fait de l’utilisation des motos, « malgré des briefings préalables contre ce type de comportement », l’une des raisons qui ont permis aux assassins de Michael Sharp et Zaida Catalan d’accomplir leur sale besogne. La famille de l’expert américain ne décolère pas depuis leur premier entretien avec le patron du « Board of Inquiry », Greg Starr. « Il les a appelés des cow-boys, raconte le père de Michael, John Sharp. Ce qu’il voulait dire, c’est que c’étaient des gens irresponsables ». Les parents des victimes, écœurées par la manière dont leurs enfants sont dépeints, demandent depuis sa remise au Conseil de sécurité la révision de ce rapport. Mais le secrétariat général, comme Greg Starr, persiste et signe quant au bien-fondé des conclusions du comité et se refuse à changer ne serait-ce qu’une ligne du rapport honnis.

    Depuis la mort de Michael Sharp et Zaida Catalan, plusieurs experts et anciens membres du groupe ont dénoncé de l’absence d’un plan de gestion des risques récents et de l’inadéquation des recommandations, formations et briefings sécuritaires qui correspondent à ceux d’un employé lambda de la Monusco. En 2013, le groupe avait formellement demandé au secrétariat général d’acheter des « trackers » pour permettre d’alerter en cas de problème de sécurité ou même d’être géolocalisé. « Ça aurait sans doute éviter qu’on mette deux semaines à retrouver les corps de Michael et Zaida »​, estime un ancien expert, dépité. À l’époque, en pleine guerre entre l’armée congolaise et la rébellion du M23, alors que les membres du groupe sont souvent en première ligne, New York oppose à cette requête une fin de non-recevoir, faute d’argent.

    L’inadéquation des mesures de sécurité

    Les experts ne sont pas les seuls à enfreindre les règles fixées par UNDSS pour l’ensemble du personnel onusien. Au sein des missions de l’ONU, de la Centrafrique au Mali, en passant par le Congo, des employés témoignent de la difficulté à respecter ces règles qui manquent de « flexibilité », de « pragmatisme » ou d’« adaptabilité ». Il y a ceux qui se souviennent d’avoir été abandonnés sur un tarmac de nuit, par manque de coordination, d’autres qui expliquent n’avoir jamais reçu de briefing de sécurité, faute de personnel disponible. D’autres qui sont exaspérés par la lenteur des convois et « les casques bleus qui regardent leur montre ». Tous se retrouvent sur le manque de moyens et la complexité des mandats. En RDC, « un bon tiers de la mission ne respecte pas les règles de UNDSS », estime un ancien employé. « Mais il est acquis pour tout le monde que le mandat et le terrain les rendent difficiles à respecter. Chacun essaie de faire au mieux pour accomplir sa mission », estime cette source onusienne.

    Si les membres du comité d’enquête de l’ONU émettent des jugements très sévères dans leur rapport vis-à-vis de certains comportements des experts, ils concluent que le réponse du système des Nations unies dans son ensemble, « à partir du moment où il est devenu évident que les deux experts avaient disparu », a été à la fois « compétente, opportune, bien coordonnée et attentionnée ». Ils ne font mention ni des faiblesses du système d’alerte mis en place par le secrétariat général, ni des quinze jours qu’il aura fallu à la Monusco pour retrouver les corps des deux experts.

    Ce rapport ne dit rien ou presque des entraves quasi-quotidiennes rencontrées par les différentes équipes de la Monusco qui se sont succédé sur ce dossier. Nulle part, il n’est fait mention d’une quelconque préméditation et moins encore du rôle joué par des agents de l’Etat dans l’organisation de la mission qui a coûté leur vie à Michael Sharp et Zaida Catalan. Par calcul, toutes les preuves ou informations qui pouvaient indiquer une responsabilité du « partenaire congolais » ont été écartées, transmises aux autorités américaines et suédoises, mais pas aux membres du Conseil de sécurité.

    Le patron du comité le confirme lui-même aux familles des deux victimes, avides de vérité. Il y a des lignes à ne pas franchir, leur explique sans ménagement Greg Starr, pour éviter la « rupture de la coopération » avec Kinshasa. Tout juste le « Board » concède-t-il que les autorités congolaises ne décolèrent pas depuis qu’une dizaine d’officiels congolais dont les principaux responsables des services de sécurité ont été sanctionnés et que cette « sensibilité aux sanctions » constitue un risque pour le personnel onusien dans son ensemble et les experts en particulier. La Monusco n’est plus la bienvenue au Congo. Lors de la dernière Assemblée générale des Nations Unies, le président Joseph Kabila a promis des élections pour décembre et un plan de retrait pour la mission de l’ONU d’ici au renouvellement de son mandat en mars prochain.

    La colère derrière les « Congo Files »

    Depuis les premières révélations des « Congo Files » diffusées par RFI, Le Monde, Foreign Policy, Süddeutsche Zeitung et la télévision suédoise SVT, plusieurs voix se sont élevées pour critiquer l’option levée par Antonio Guterres de favoriser la coopération avec Kinshasa au détriment, disent-ils, de la vérité. L’un des premiers à l’avoir exprimé sur les réseaux sociaux, c’est le prince Zeid Ra’ad Al Hussein. Il était le Haut-commissaire des Nations unies aux droits de l’homme à la mort des deux experts. Quatre jours avant leur disparition, il a appelé à la création d’une commission d’enquête internationale et dénoncé un usage disproportionné de la force et l’existence de fosses communes.

    « La mort de deux experts du conseil de sécurité est un événement sans précédent », rappelle le prince Zeid. Le diplomate jordanien évoque avec émotion « ces gens extraordinaires », les experts qu’il connait bien. Il a été le président du comité de sanctions sur la RDC en 2014. Cette année-là, il a rencontré régulièrement les prédécesseurs de Michael Sharp et Zaida Catalan, « des personnes qui prennent des risques considérables pour ramener au conseil les informations les plus précieuses » sur les violences commises en RDC et leurs auteurs. Le prince Zeid s’indigne contre beaucoup de choses dans cette affaire, qu’on qualifie les experts des « cow boys », que le secrétariat général de l’ONU se permette d’expurger le rapport de son comité d’enquête de toutes les informations relatives à des agents de l’Etat et aux militaires avant de le transmettre au Conseil de sécurité. « Les experts travaillent pour le Conseil, c’est au Conseil de décider de la pertinence de ces informations, pas au secrétariat », insiste le prince Zeid.

    Pour le directeur du Groupe d’études sur le Congo, un centre de recherche rattaché à l’Université de New York, Jason Stearns, il est clair que la décision prise par Antonio Guterres ne fait pas l’unanimité au sein du système onusien : « Je pense qu’il y a de plus en plus d’officiels onusiens qui sont frustrés par leur propre organisation ». Jason Stearns y voit la raison même de l’existence des « Congo Files », cette fuite sans précédent de centaines de documents de différentes divisions ou départements de l’ONU, JMAC, UNPOL, SCAD, DPA, DPKO. Ce « leak » ne peut être le fait d’une source unique. « C’est pour ça qu’il y a autant de fuites de documents confidentiels, c’est parce qu’ [un nombre croissant d’officiels onusiens] n’ont plus confiance dans le système », explique cet ancien coordonnateur du groupe d’experts sur le RDC.

    Le meurtre de Michael Sharp et Zaida Catalan a été filmé, à hauteur d’épaule. Un cache masque l’objectif. Les deux experts ne réalisent qu’à la dernière minute qu’ils vont être tués. Ils marchent librement, leurs meurtriers les rassurent. Les tuer ne fera pas débat. Ceux qui tirent sont du genre à répondre aux ordres sans hésiter, même si les victimes sont mandatées par le Conseil de sécurité de l’ONU. « Michael Sharp et Zaida Catalan n’ont pas été tués parce qu’ils étaient trop téméraires, rappelle encore le chercheur américain Jason Stearns. Ils ont été tués parce que quelqu’un a décidé de les assassiner ».

    Cette volonté implacable explique sans doute l’acharnement de la police des Nations unies à mener pendant six mois une véritable enquête criminelle, malgré les entraves et le manque de moyens. S’en prendre aux experts de l’ONU, c’est s’en prendre au Conseil de sécurité et à travers lui à toute l’organisation. « Mais c’est aussi parce qu’au secrétariat, ils pensent protéger le personnel de l’ONU et son maintien au Congo que le secrétariat a certainement choisi d’écarter ces preuves et de laisser le soin à Washington et à Stockholm de régler leurs comptes avec Kinshasa », croit savoir un diplomate occidental. Pour un haut responsable de l’ONU, c’est la divulgation de tous ces documents confidentiels qui fragilisent les Nations unies au Congo. « Il va y avoir des représailles du gouvernement », redoute-t-il.

    Une recrudescence d’attaques délibérées

    Pour l’ancien numéro un des droits de l’homme de l’ONU, Zeid Ra’ad Al Hussein, ce type de raisonnement ne tient pas. Après l’exécution de deux experts, les omissions du secrétariat général, le silence du conseil de sécurité et du comité de sanctions, l’absence d’outrage international à la Khashoggi, lui s’inquiète pour la sécurité de « ceux qui travaillent encore » au Congo, et en particulier les experts et tous les enquêteurs de la Monusco. « Chaque fois où l’ONU ne prend pas de positions très fortes dans ce genre d’affaires, cela crée une véritable incertitude pour tous les autres », ajoute le prince Zeid.

    Les faits lui donnent peut-être raison. Depuis l’assassinat de Michael Sharp et Zaida Catalan, la Monusco a connu les plus graves incidents de sécurité de son histoire, des dizaines de casques bleus ont été tués, blessés ou kidnappés, des bases attaquées. Lors de manifestations, des véhicules du Bureau conjoint des Nations unies aux droits de l’homme ont essuyé des tirs, des journalistes de radio Okapi, la radio onusienne, ont été arrêtés ou battus. En cette période préélectorale, alors que la RDC connaît une recrudescence de tensions et de conflits, la Monusco, amputée par des coupes budgétaires, vilipendée pour son inaction, vit sous la menace des groupes armés, comme du gouvernement congolais. « La mission est complètement désacralisée, plus personne ne redoute des représailles des Nations unies de quelque nature que ce soit », se lamente un cadre de la Monusco, avant d’ajouter dans un soupir : « On en est réduit au rôle de témoin gênant et à chasser ».

    Mais le Congo n’est pas le seul pays où le personnel des Nations Unies devient une cible. En 2017, selon le Comité permanent sur la sécurité et l’indépendance du Syndicat du personnel des Nations Unies, au moins 71 membres du personnel des Nations Unies et du personnel associé – 53 casques bleus et 18 civils, dont deux policiers et 15 contractuels – ont été tués dans l’exercice de leurs fonctions à travers le monde. Il s’agit du nombre de victimes le plus élevé jamais enregistré par ce Comité sur une année. Sur un peu plus de cinq ans, ils sont plus de 500 à avoir perdu la vie, le plus souvent dans des attaques délibérées. C’est aussi pour enrayer cette hémorragie que le secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, a lancé l’initiative « Action for Peacekeeping ». « On espère vraiment que ce sera plus qu’une opération de communication », commente un employé de la Monusco déployé dans l’une de ces zones à risques.

    DROIT DE REPONSE

    Cette enquête collective a nécessité presque deux ans d’investigations pour tenter de comprendre les conditions dans lesquelles les deux experts onusiens, Michael Sharp et Zaida Catalan ont été assassinés.

    Le procès ouvert le 5 juin 2017 à Kananga est toujours en cours. Il a été suspendu 10 mois sur demande du secrétariat général de l’ONU. Le procureur canadien Robert Petit a été nommé pour soutenir l’enquête judiciaire congolaise.

    • Le porte-parole du gouvernement congolais, Lambert Mendé, appelle les Nations unies à transmettre toutes leurs informations, y compris relatives à des agents de l’Etat, à la justice militaire congolaise. « C’est parce que nous savons que des membres du personnel de l’Etat sont capables de poser des actes attentatoires aux lois que nous avons institué la justice militaire », ajoute-t-il. Il dément en revanche toute responsabilité de l’Etat congolais : « La responsabilité pénale est individuelle ».
    • L’auditeur général de l’armée, Timothée Mukuntu, dit ne pas avoir eu connaissance du dossier d’enquête de la police des Nations unies. Il dément toute entrave de la justice militaire, mais reconnaît « une certaine lenteur mais pas de volonté d’entraver quoi que ce soit ».

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  • «Congo Files»: de faux comptes Facebook qui déroutent les enquêteurs

    «Congo Files»: de faux comptes Facebook qui déroutent les enquêteurs


    Par
    Sonia Rolley

    Publié le 29-11-2018
    Modifié le 29-11-2018 à 18:00

    C’est une fuite sans précédent. Des milliers de pages de documents confidentiels des Nations unies relatifs à l’assassinat de deux experts mandatés par le Conseil de sécurité. Michael Sharp et Zaida Catalan avaient été chargés d’enquêter sur les violences en République démocratique du Congo. Les « Congo Files » documentent les pistes et options levées par les enquêteurs ainsi que les multiples entraves qu’ils ont rencontrées entre mars 2017 et septembre 2018. Leur exploitation a fait l’objet d’une collaboration entre plusieurs médias internationaux : RFI, Le Monde, Foreign Policy, Süddeutsche Zeitung et la télévision suédoise. De faux comptes Facebook ont compliqué pendant des mois les recherches des enquêteurs onusiens.

    « L’enquête piétine », écrit non sans dépit l’un des policiers onusiens chargés de démêler les fils d’un crime inédit en République démocratique du Congo. Dans son rapport journalier du 1er mai 2017, cet enquêteur anonyme dresse un bilan sans concession de l’avancée des recherches de la « task force » dont il fait partie : « Nous avons peu de sources. Il n’y a pas de nouvelle information ». Six semaines après la mort de l’Américain Michael Sharp et la Suédo-Chilienne Zaida Catalan, la police des Nations unies (UNPOL) n’a toujours aucune idée du lieu où sont enterrés les quatre accompagnateurs des experts, si tant est qu’ils aient été tués. Elle ne connaîtra non plus jamais avec certitude l’identité du troisième motard qui les accompagnait.

    Pendant quelques jours, les policiers onusiens s’interrogent sur la manière de relancer l’enquête. Ils décident de demander à l’auditorat militaire congolais d’introduire une requête auprès des compagnies de téléphonie mobile. Pour avancer, ils souhaitent obtenir les relevés téléphoniques des acteurs-clefs du drame, ils tablent sur sept numéros, victimes ou présumés assassins. Les enquêteurs ne cachent plus leur irritation quand le magistrat instructeur militaire leur répond « par trois fois » toujours attendre la « signature » de l’auditeur militaire supérieur de Kananga, capitale de la province tourmentée du Kasaï Central. Quand ledit auditeur est finalement interrogé, à la grande surprise d’UNPOL, il dit « ne pas être informé » d’une telle requête.

    Au fil des semaines, des mois, à force de négociations et de ruse, les policiers de l’ONU ont collecté les fadettes de dizaines de protagonistes, des experts onusiens eux-mêmes, de leurs accompagnateurs, mais aussi de présumés miliciens, d’agents de renseignement, de militaires ayant tous un lien avec l’assassinat. Mais pour parvenir à faire une cartographie des communications, encore faut-il pouvoir identifier les milliers de numéros appelés. L’auditorat militaire et les compagnies de téléphonie mobile coopèrent peu. Les policiers onusiens se basent sur le renseignement humain. Ils ont aussi recours à l’application Truecaller de l’opérateur Airtel et à Facebook, ce réseau social si populaire au Congo, pour lequel il est fortement recommandé de s’inscrire avec son numéro de téléphone mobile. C’est l’un des plus grands annuaires du monde.

    Des incohérences dans les identifications

    Fin mai 2017, l’UNPOL commence à noter des incohérences dans l’identification de certains propriétaires de numéros sensibles, les auteurs de tous ces appels et SMS échangés avant, pendant et après le meurtre des experts, et derrière lesquels se cachent sans doute assassins et commanditaires. C’est le cas d’un numéro appelé au lendemain du drame, par la carte SIM de l’un des accompagnateurs congolais de Michael Sharp et Zaida Catalan, Betu Tshintela. Selon la police des Nations unies, le 13 mars, le numéro IMEI attaché à son numéro change deux fois, à 17h43 et 18h39. « Cela signifie que cette carte SIM a été insérée dans deux nouveaux portables », concluent les enquêteurs onusiens dans leur rapport journalier du 28 mai 2017.

    Le 6 juin, les policiers onusiens croient être parvenus à identifier les deux numéros contactés par la puce de Betu Tshintela. Officiellement, le pseudo interprète et ancien agent de l’ANR est mort le 12 mars 2017 avec Michael Sharp et Zaida Catalan, le gouvernement congolais a affirmé avoir retrouvé son corps dès mars 2017 alors que l’ONU assure toujours le rechercher. Identifier ceux qui ont échangé avec le numéro de Betu Tshintela au lendemain du meurtre devait permettre pour les enquêteurs onusiens d’éclaircir son sort et son rôle, de trancher, une fois pour toutes, entre le statut de complice et celui de victime.

    Selon l’opérateur Airtel, l’un des numéros est « enregistré au nom de Ntampu Crispin, résidant au numéro 13 de l’avenue Camp Kokolo, Quartier Jérusalem, commune Bandalugwa ». Facebook donne immédiatement aux policiers onusiens une identification quasi-similaire, Cris Tambwe, qui est un colonel de l’armée congolaise. L’autre numéro leur donne plus de fil à retordre. Il est enregistré sous le nom de Régine Bukumba, résidant dans le territoire de Kamonia qui se trouve dans la province voisine du Kasaï. En ce 6 juin 2017, les enquêteurs onusiens notent, sans plus de commentaire, que Facebook lie ce numéro au compte d’un dénommé Jean Kasonga qui se présente comme un maçon de Kananga. Mais ils ne s’attardent pas sur cette anomalie.

    Ce jour-là, les policiers de l’ONU pestent plutôt contre de nouveaux « essais pour orienter les enquêtes ». Ces mots sont surlignés en rouge dans le rapport confidentiel daté du 6 juin 2017. Il faut dire qu’ils viennent de découvrir que le magistrat instructeur, le lieutenant-colonel Jean Blaise Bwamulundu Guzola, leur a transmis « à des fins d’analyse [et en guise] de numéros téléphoniques des personnes suspectes dans l’affaire d’assassinat des deux experts » ceux de figures politiques originaires de la région, tous députés : Claudel Lubaya, Clément Kanku, Martin Kabuga et Daniel Mbayi. Ces numéros, ce magistrat militaire jure les avoir trouvés dans le répertoire du téléphone de l’un des accusés. Mais l’UNPOL n’est pas dupe, trois sur quatre sont « des personnalités politiques de l’opposition ». La police de l’ONU n’a que faire de ces manœuvres, surexcitée de voir l’arborescence qui se cache derrière les premières fadettes réquisitionnées. L’UNPOL note que plusieurs des acteurs-clefs du drame sont en contact avec soit des officiers de l’armée, soit les directeurs provinciaux des services de renseignement.

    L’étrange menuisier de Kananga

    Si les policiers onusiens avaient pris le temps de s’attarder sur le compte « Jean Kasonga », ils auraient repéré plus d’une anomalie. Ce compte a été créé après le meurtre de Michael Sharp et Zaida Catalan. Le numéro appelé par Betu Tshintela a d’abord été lié à un premier compte Facebook ayant un prénom à consonance anglophone et un patronyme bien kasaien, « Johnsena Kasonga ». Mais ce premier compte est rapidement abandonné au profit d’un patronyme passe-partout dans le Grand Kasaï : « Jean Kasonga ».

    Ce profil n’a aucune interaction, il ne poste presque rien à part des portraits de mauvaise qualité d’un jeune homme à la posture rigide et qui ne regarde jamais l’appareil. Son corps et son visage semblent incrustés sur une clôture en bambou, sa silhouette détourée par un mince halo noir. Plus insolite pour un jeune maçon de Kananga, capitale provinciale d’une des nouvelles provinces les plus défavorisées du pays, sa photo de profil est encadré des mentions « Tour de France » et « Mont Ventoux ». En quelques semaines, le pseudo maçon, passionné de tours cyclistes, s’est fait plus d’une centaine d’amis, les premiers sont pour l’essentiel des étrangers. Certains ont étudié à Alep en Syrie, d’autres dans le Rajasthan indien. Même les comptes aux consonances congolaises mais aux orthographes parfois fantaisistes comme « Thrésor Kabasele » peuvent avoir étudié à Sydney en Australie. Le propriétaire de ce compte, s’il existe, s’est pris en photo, toujours sans regarder l’appareil, devant la même clôture en bambou que son ami « Jean Kasonga ».

    Parmi les contacts Facebook de l’étrange maçon de Kananga, « Vincent Thambwe » est sans doute le plus diplômé. A en croire son compte Facebook, il réalise l’exploit d’avoir étudié à Kinshasa, la capitale congolaise, à Kindu dans la province du Maniema, au Kenya, au Canada et même aux Philippines. Presque chaque année, il intègre un nouvel établissement. Autre particularité des amis de « Jean Kasonga », certains ont des milliers de contacts, d’autres semblent parfaitement maîtriser les paramètres de sécurité du réseau social. Ils sont capables de cacher leurs amis, leurs photos, leurs publications, comme s’ils étaient pointilleux sur le respect de leur vie privée.

    Comme « Jean Kasonga », beaucoup de ses amis ayant des noms à consonance congolaise publient des photos d’une qualité médiocre. Ces clichés ont la particularité de ne permettre aucune comparaison sur les moteurs de recherches spécialisés dans l’image. Ces comptes aiment aussi agrémenter leurs photos de cadres aux couleurs flashy ou d’une date et d’un marquage horaire, toujours les mêmes. Comme si de Kinshasa à Goma, en passant par des villes comme « Bunya » ou « Kysangani » dont ils ne semblent pas connaître le nom, des centaines de Congolais s’étaient passés le mot pour utiliser la même application sur le même type de photo.

    L’histoire pourrait s’arrêter là si « Jean Kasonga » était un cas unique. Des centaines de comptes ayant des caractéristiques similaires existent. A l’heure où les experts sont tués, le 12 mars 2017 à 16h53, un témoin oculaire devenu l’un des principaux accusés dans ce dossier, Jean Bosco Mukanda, envoie un SMS à un certain « Davido Ntumba », ami d’un « David Ntumba » qui a le même visage, les faux jumeaux ou triplés sont fréquents chez ce type de comptes. « Davido Ntumba » ne livre aucun détail biographique, mais son clone « David Ntumba » a étudié au lycée Kélé Kélé de Kananga et poursuivi ses études à l’Université nationale du Lesotho. Il travaillerait actuellement pour FNBB à Gaborone au Botswana. C’est une bien étrange personne à contacter après l’assassinat de deux experts mandatés par le Conseil de sécurité de l’ONU. M. Mukanda, lui, se présente comme un simple enseignant de la ville-paroisse de Bunkonde. Au fil des pages de l’enquête de la police des Nations unies versées dans les « Congo Files », il se révèle être un ancien chef de milice, tour à tour informateur et supplétif de l’armée congolaise.

    Top UN officials withheld key information about the murder of the UN experts Zaida Catalán and Michael Sharp.

    Leaked documents from the UN’s own investigation are implicating the Congolese government.

    See the report “Deceptive diplomacy” in english here:https://t.co/jzYCQPtPRH

      Uppdrag granskning (@granskning) 27 novembre 2018

    Des contacts suspects le jour du meurtre

    Dans les heures qui suivent le meurtre, le même Jean Bosco Mukanda, omniprésent dans ce dossier depuis la disparition des experts, appelle un numéro attribué par le réseau social à une « Jeannette Ntumba », un compte qui prétend travailler pour la Mission des Nations unies en RDC (Monusco).

    Betu Tshintela échange régulièrement avec un certain « André Kamba » qui se présente sur Facebook comme un ancien employé de l’Unicef, l’agence de protection de l’enfance de l’ONU. Les policiers onusiens s’intéressent à cet individu mais peinent à trouver des informations sur lui. Le lieutenant-colonel Guzola de l’auditorat assure aux enquêteurs onusiens avoir trouvé le numéro attribué à « André Kamba » dans le fameux répertoire téléphonique qui a également servi à incriminer les principaux opposants de la province. Le numéro que l’ONU cherche à identifier aurait été enregistré sous un nom très similaire, celui de « Kamba Yamarcelina ».

    Le 3 juin 2017, comme pour enfoncer le clou, le magistrat militaire interroge Jean Bosco Mukanda devant les policiers de l’ONU. Il l’a fait arrêter la veille, « sur ordre de sa hiérarchie », sans véritablement expliquer pourquoi à l’UNPOL. Sous le contrôle du lieutenant-colonel, l’intriguant de Bunkonde confirme l’identité du jeune homme à partir de sa photo de profil Facebook. « André Kamba » serait chauffeur de taxi-moto dans le même village que M. Mukanda, il habiterait chez son frère. Mais la police des Nations unies ne parviendra jamais à en apprendre beaucoup plus sur lui.

    Le jour du meurtre, plusieurs officiers de l’armée congolaise sont en contact avec des numéros associés à des profils Facebook aux identités douteuses. Derrière ces comptes se cachent parfois leurs compagnons d’armes, sans doute soucieux de conserver leur anonymat. Mais d’autres ont les mêmes caractéristiques que les « Jean Kasonga », « Davido Ntumba » et autres. Le colonel François Muhire, basé à Tshimbulu, une localité proche de la scène de crime, s’entretient à l’heure où les experts sont encore captifs avec un numéro attribué à « Umwari Denise Denise ». Ils auront six contacts téléphoniques qui cesseront juste après la mort de Michael Sharp et Zaida Catalan. C’est l’unique jour où ces deux numéros sont en contact. Jamais, dans les semaines qui ont suivi l’assassinat, le colonel François Muhire n’appellera « Umwari Denise Denise ».

    L’information pourrait être anodine si cet officier, soupçonné d’être responsable à lui seul d’une vingtaine de fosses communes dans la région, n’avait pas été déjà épinglé par le groupe d’experts de l’ONU pour le massacre de Kitchanga en février 2013. Ses compagnons d’armes de l’ex-812e régiment des FARDC sont déployés tout au long de la route entre Kananga et Bunkonde. C’est sur cette route que les deux jeunes enquêteurs mandatés par le Conseil de sécurité sont assassinés en ce dimanche 12 mars 2017.

    « Jean Kasonga » est l’arbre qui cache la forêt. Au-delà de ces profils douteux liés au meurtre des experts de l’ONU, ce sont des centaines, peut-être des milliers de faux comptes qui ont envahi ce réseau social en République démocratique du Congo, sans doute depuis 2015. Ils personnifient pour l’essentiel des étudiants, des employés ou d’anciens agents de l’ONU, Monusco, agences onusiennes, Radio Okapi. Ils résident dans toutes les grandes villes du Congo et s’immiscent parmi des communautés d’utilisateurs.

    Car ces comptes n’ont pas que des faux amis. Des vrais hommes politiques, activistes ou même journalistes, sans doute désireux d’élargir leur audience, ont accepté les invitations de ces profils désincarnés. L’un de ces détracteurs du régime congolais confie même avoir essayé, en vain, d’entrer en contact avec « Jean Kasonga » dont il s’est découvert l’ami. Il dit accepter toutes les invitations, sans jamais vérifier. « C’est la seule manière de faire passer les informations », explique-t-il. Abasourdi par toutes les bizarreries de ce profil, il explique avoir tenté de lui écrire. « Jean Kasonga » ne lui a jamais répondu, il semble même ne jamais avoir lu ses messages.

    De faux comptes pour surveiller les dissidents ?

    En février 2016, le quotidien israélien Haaretz a publié une enquête sur ce qu’il appelle la « Facebook squad ». Il dénonçait l’utilisation par la police israélienne de faux comptes Facebook pour intimider ou traquer des activistes. Toujours selon Haaretz, ces faux comptes servent à enquêter aussi bien sur les réseaux pédophiles que les lanceurs d’alerte ou les activistes de groupes labellisés comme problématiques par Tel-Aviv. De l’autre côté de l’écran, cachés sous ces fausses identités, des policiers israéliens spécialisés dans la lutte contre la cybercriminalité ponctionnent les comptes de leurs « vrais » amis, ils accumulent les photos, les posts qu’ils jugent tendancieux. Cela leur permettrait de monter des dossiers pour justifier arrestations et condamnations de voix dissidentes.

    Depuis le début de la contestation contre un troisième mandat de Joseph Kabila en janvier 2015, Kinshasa n’a jamais caché sa défiance envers les réseaux sociaux, coupés avant chaque grande mobilisation de l’opposition, dans la crainte du grand soir. Depuis, selon l’ONU, le nombre de violations des droits de l’homme à caractère politique a explosé. Tous les mois, à Kinshasa comme en province, des activistes sont arrêtés, détenus pour quelques heures ou quelques mois, parfois même avant d’avoir pu manifester, tous accusés de trouble à l’ordre public ou d’appel à la désobéissance civile. Les services de sécurité congolais utilisent-ils les réseaux sociaux pour identifier les mobilisateurs ? Interpellé sur l’existence de ces faux comptes, une source onusienne se dit surprise : « On sait qu’ils ont des contrats avec des sociétés israéliennes, mais les Congolais ne nous ont jamais dit qu’ils disposaient de ce type de technologie ».

    Ces faux comptes, les spécialistes des questions de sécurité les appellent des avatars. Pour de bonnes ou de mauvaises raisons, la plupart des pays riches ou autoritaires auraient recours à ces systèmes de gestion de comptes fictifs sur les réseaux sociaux, profitant de la méconnaissance du public sur ces moyens de surveillance et de l’accès offert par ces profils à différentes communautés d’utilisateurs qui utilisent Facebook ou tout autre réseau social pour exprimer leur point de vue. « Si ces comptes ont un lien avec l’assassinat des experts, le jeu sera de déterminer quel Etat membre a vendu à la RDC ce système d’exploitation et ces avatars », conclut ce responsable onusien, sous couvert d’anonymat.

    Toute la série sur les révélations des « Congo Files »

    ► Retrouvez le quatrième volet de cette enquête le 30 novembre 2018 à 17h TU sur RFI.fr

    DROIT DE REPONSE

    Cette enquête collective a nécessité presque deux ans d’investigations pour tenter de comprendre les conditions dans lesquelles les deux experts onusiens, Michael Sharp et Zaida Catalan ont été assassinés.

    Le procès ouvert le 5 juin 2017 à Kananga est toujours en cours. Il a été suspendu 10 mois sur demande du secrétariat général de l’ONU. Le procureur canadien Robert Petit a été nommé pour soutenir l’enquête judiciaire congolaise.

    • Le porte-parole du gouvernement congolais, Lambert Mendé, appelle les Nations unies à transmettre toutes leurs informations, y compris relatives à des agents de l’Etat, à la justice militaire congolaise. « C’est parce que nous savons que des membres du personnel de l’Etat sont capables de poser des actes attentatoires aux lois que nous avons institué la justice militaire », ajoute-t-il. Il dément en revanche toute responsabilité de l’Etat congolais : « La responsabilité pénale est individuelle ».
    • L’auditeur général de l’armée, Timothée Mukuntu, dit ne pas avoir eu connaissance du dossier d’enquête de la police des Nations Unies. Il dément toute entrave de la justice militaire, mais reconnaît « une certaine lenteur mais pas de volonté d’entraver quoique ce soit ».

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  • Réactions de consternation après les révélations des «Congo Files»

    Réactions de consternation après les révélations des «Congo Files»


    Par
    RFI

    Publié le 29-11-2018
    Modifié le 29-11-2018 à 11:08

    Les réactions se multiplient après les révélations des « Congo Files ». Ces documents confidentiels de l’ONU sont relatifs au meurtre des experts Michael Sharp et Zaida Catalan, il y a un an et demi en RDC. L’ONU a toujours affirmé que ces deux enquêteurs avaient été tués par des miliciens. Cinq médias internationaux, dont RFI et Le Monde, ont analysé cette fuite sans précédent de documents. Et ces milliers de pages révèlent qu’il aurait pu s’agir d’un piège impliquant des agents de l’Etat congolais, que les Nations unies enquêtaient sur cette éventualité et auraient choisi de taire ces informations pour ne pas se brouiller avec Kinshasa.

    C’est la consternation, le choc, l’indignation après les révélations des Congo Files. Le secrétariat général des Nations unies aurait choisi de taire des informations délicates aux familles des victimes et au Conseil de sécurité de l’ONU. Des informations concernant une possible implication d’agents de l’Etat et militaires congolais dans le meurtre des deux experts.

    Un comportement inacceptable, selon Jan Eliasson, ancien vice-secrétaire général des Nations unies : « Pour moi, il est très important de s’en tenir à la vérité et que tout soit révélé, même si cela gêne le pays dans lequel nous avons une mission de maintien de la paix. Si ces informations se confirment, sur une éventuelle implication dans le meurtre de ces deux experts, alors ces informations doivent être rendues publiques. J’espère que l’ONU va rectifier cela. »

    Pour le prince Zeid, ancien haut-commissaire des Nations unies aux droits de l’homme et ancien président du comité de sanctions sur la RDC, ces omissions sont inacceptables. Il se dit même écœuré par de telles manœuvres : « Le groupe d’experts travaille pour le Conseil de sécurité. Le secrétariat général de l’ONU se doit de présenter les faits au Conseil de sécurité. Il n’a pas à s’autocensurer sous prétexte qu’un pays comme la chine et Russie pourrait apposer son veto sur telle ou telle action. »

    « Ce n’est certainement pas le travail d’un comité d’enquête qui travaille pour le compte du secrétaire général, explique-t-il. Ils doivent rapporter les faits, directement, à travers le comité de sanctions sur la RDC. Et c’est au Conseil de sécurité de décider si ces faits sont importants ou pas. Mais il ne fait aucun doute que les éléments révélés par ces documents [les Congo Files] devaient être mentionnés, qu’il y avait des preuves d’une implication d’agents de l’Etat. Je ne peux pas dire aujourd’hui à quel niveau la décision a été prise de ne pas inclure ces preuves, si c’était au niveau du comité d’enquête de monsieur Greg Starr ou au-dessus, mais pour tout vous dire, j’étais écœuré de voir ça. »

    Amnesty demande une nouvelle enquête

    L’organisation Amnesty International a également réagi, se disant choqué par le manque de respect de l’ONU pour ses employés sur le terrain et appelant à l’ouverture d’une nouvelle enquête indépendante sur le meurtre des deux experts. « C’est choquant. On a affaire à un pays qui est décimé par des décennies de conflits, des millions de morts. Dans la région du Kasaï, il y a eu plusieurs milliers de morts depuis 2016. Les Nations unies sont intervenues tardivement », considère Jean Mobert Senga, d’Amnesty International.

    « Zaida Catalan et Michael Sharp sont allés là-bas pour enquêter sur les massacres, les viols, qui étaient en train de se commettre, ajoute-t-il. Les Nations unies n’ont pas fait leur travail pour empêcher ces massacres, mais voilà qu’elles ne sont même pas capables de s’impliquer suffisamment pour que la vérité et la justice soient rendues à leurs propres enquêteurs. Alors, comment veut-on que les millions de Congolais, qui voient les Nations unies, puissent leur faire confiance, alors qu’elles méprisent même la vie de leurs propres agents ? Mais le plus choquant et le plus grave, c’est vraiment cette intention délibérée de couvrir un crime aussi odieux pour préserver des relations avec les autorités congolaises. »

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